Kongo a été présenté en film de clôture à la sélection ACID au Festival de Cannes 2019. Sa sortie dans les salles françaises a été interrompue par la crise sanitaire et il est de nouveau visible à leur réouverture, le 22 juin 2020. Les réactions durant le festival ont été telles qu’il me semble important d’éclairer ici, dans la limite de ma compréhension et de mes connaissances, les questions anthropologiques qu’il soulève, mais aussi de cinéma.
Il y a derrière la démarche de Kongo un pari : que l’imaginaire des sociétés que l’on observe influence notre vision du monde. Cela suppose de se dégager de tout ethnocentrisme, de ne plus croire que les Occidentaux sont les « humains achevés ». Rien d’étonnant dès lors que le titre du film adopte l’écriture coloniale, une référence qui sonne comme un appel à décoloniser la pensée. Car à cet égard, Kongo est décapant. Il est difficile d’y voir le Même dans l’Autre, c’est-à-dire de nous contempler sous le masque de l’Autre ! Kongo ne nous offre pas de nous reconnaître dans ce qu’il nous montre.
Il ne l’exotise pas pour autant. Ce serait le définir, le catégoriser. La frontière est bien plus complexe pour ne pas juger le surnaturel à l’œuvre chez les Ngunzas, une confrérie de guérisseurs traditionnels au Congo-Brazzaville qui combattent les mauvais sorts.
Les réalisateurs ont trouvé dans l’apôtre Médard un magnifique exemple, non seulement parce qu’il croit profondément à sa pratique mystique mais aussi parce qu’on le soupçonne de sorcellerie et qu’il est traîné pour cela au tribunal. Ce ne sont donc pas les réalisateurs qui le remettent en cause mais son milieu lui-même, le tribunal étant coutumier : les juges et avocats sont tous des médiums qui connaissent parfaitement ces pratiques.
Où se situe dès lors notre esprit critique ? A partir du moment où nous sortons de l’obligation pour tous de penser comme nous, nous pouvons bien sûr rester critique, à distance, mais nous pouvons aussi nous intéresser à cette pertinence pour mieux comprendre l’importance de ces croyances et pratiques pour les gens concernés.
Si le film l’exotisait, il suggérerait que Médard a une vision bornée (en tout cas éloignée de « la science universelle ») et nous aurions été tentés d’en rire. Il prend au contraire en compte ce que Lévi-Strauss appelait la pensée sauvage. Et si l’absence de rationalisme était l’expression d’une désaliénation où la connaissance et l’action ne sont pas séparées, pas plus que la pensée et la sensation ? Médard ne se laisse pas enfermer dans une catégorie, une représentation ou une croyance. Il est tout simplement équivoque : son système de pensée et de vie est complexe plutôt que d’être limité. Il n’a pas tort ou raison, il a sa propre objectivité. Surtout, il se situe dans une Histoire, celle du mouvement spirituel Kingunza qui s’est opposé au colonialisme et de ses figures résistantes : de Kimpa Mvita (hostile aux missionnaires européens, qui fut brûlée vive sur un bûcher en 1706) à Matsua, mort en 1942, et Kimbangu, mort en 1951.
C’est par une relation de grande écoute et disponibilité que les réalisateurs réussissent à en rendre compte, car Médard ne pense ni n’agit comme eux. Cela passe par mouiller sa chemise, affronter chaleur et moustiques pour aller au plus près, et prendre le temps nécessaire : le film est tourné à partir de juillet 2013, deux ans et demi sur place sur une période de six ans.
La religion de Médard ne se résout pas à un système de croyances qu’il s’agirait de récuser. Les réalisateurs établissent avec lui une relation : ils ne cherchent pas à expliquer sa pensée mais à penser avec lui. Loin de neutraliser son mode de penser, ils essayent de le prendre au sérieux, d’en comprendre les virtualités. Voir Kongo n’est donc pas fantasmer un mystère ou une transcendance : c’est simplement se mettre à l’écoute de la multiplicité du monde et de son incommensurable vitalité.
Ils abordent au départ Médard de façon artisanale, au contact, sans comprendre sa langue, ramenant des images qu’il leur faudra comprendre avant d’y retourner. La production Quidam les accompagnera sur ce projet. Leur caméra respecte une distance qui inscrit sans intrusion Médard dans son environnement. Ils sont en initiation, pas en connaisseurs et certainement pas en inquisiteurs.
Il n’y a donc pas là de documentaire explicatif sur les guérisons mystiques. Ils filment dans son quotidien comme dans sa pratique sacrée l’Apôtre Médard, un guérisseur qui sait se mettre en scène, qui est accusé de sorcellerie et doit faire face à cette accusation pour se faire innocenter par le tribunal coutumier pour poursuivre la multitude de rôles sociaux qu’il exerce, notamment de désenvoûter en conjurant les mauvais sorts. Il croit, comme Birago Diop, que « les morts ne sont pas morts » et que leurs esprits nous accompagnent. Il croit avec les Ngunzas qu’il est possible de les solliciter. Dès lors, Kongo rejoint les revenants d’Atlantique de Mati Diop ou les zombis de Zombi Child de Bertrand Bonello : Médard est un résistant qui adopte pour réagir des pratiques magiques qui nous sont étrangères mais éventuellement opérantes pour les gens à qui il s’adresse. Et qui nous ouvrent paradoxalement aux réalités du monde, mais aussi peut-être à ce qui nous manque.
[1] Pour reprendre la conception de L’Anti-Narcisse d’Eduardo Viveiros de Castro (Métaphysiques cannibales, PUF 2009, p. 160).
L’article Kongo, d’Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav est apparu en premier sur Africultures.