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Kongo, d’Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav

Publié le 16 juin 2020 par Africultures @africultures

Kongo a été présenté en film de clôture à la sélection ACID au Festival de Cannes 2019. Sa sortie dans les salles françaises a été interrompue par la crise sanitaire et il est de nouveau visible à leur réouverture, le 22 juin 2020. Les réactions durant le festival ont été telles qu’il me semble important d’éclairer ici, dans la limite de ma compréhension et de mes connaissances, les questions anthropologiques qu’il soulève, mais aussi de cinéma.

Il y a derrière la démarche de Kongo un pari : que l’imaginaire des sociétés que l’on observe influence notre vision du monde. Cela suppose de se dégager de tout ethnocentrisme, de ne plus croire que les Occidentaux sont les « humains achevés ». Rien d’étonnant dès lors que le titre du film adopte l’écriture coloniale, une référence qui sonne comme un appel à décoloniser la pensée. Car à cet égard, Kongo est décapant. Il est difficile d’y voir le Même dans l’Autre, c’est-à-dire de nous contempler sous le masque de l’Autre ! Kongo ne nous offre pas de nous reconnaître dans ce qu’il nous montre.

Il ne l’exotise pas pour autant. Ce serait le définir, le catégoriser. La frontière est bien plus complexe pour ne pas juger le surnaturel à l’œuvre chez les Ngunzas, une confrérie de guérisseurs traditionnels au Congo-Brazzaville qui combattent les mauvais sorts.

Kongo, d’Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav
De leur propre aveu, Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav cherchent à se détacher du rationalisme dans lequel ils ont grandi. C’est bien ce qu’ils explorent dans ce film, en s’ouvrant au relativisme. Cela suppose en effet se détacher d’une approche anthropologique classique où connaître l’Autre, c’est l’objectiver, sinon il reste irréel ou abstrait. Le guérisseur ngunza en revanche cherche à voir dans ce qui arrive aux gens qu’il soigne en quoi c’est le produit d’une volonté, de l’intention d’un agent extérieur. Il lui faut donc écouter la personne car il faut personnifier pour savoir.

Les réalisateurs ont trouvé dans l’apôtre Médard un magnifique exemple, non seulement parce qu’il croit profondément à sa pratique mystique mais aussi parce qu’on le soupçonne de sorcellerie et qu’il est traîné pour cela au tribunal. Ce ne sont donc pas les réalisateurs qui le remettent en cause mais son milieu lui-même, le tribunal étant coutumier : les juges et avocats sont tous des médiums qui connaissent parfaitement ces pratiques.

Kongo, d’Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav
Cela veut dire que la vision de Médard est partagée par celle de ses juges. Ils voient la même chose que nous, mais autrement. Cela nous engage à envisager un autre regard, que notre culture ne nous permet pas de partager à moins de se laisser sacrément bousculer, qu’il ne nous est pas demandé d’épouser mais simplement d’accepter comme existant en tant que vérité pour ceux qui voient ainsi. En somme, d’accepter que ce regard absolument incompatible avec le nôtre est non seulement possible mais aussi et surtout pertinent pour ceux qui le pratiquent et à qui il s’adresse.

Où se situe dès lors notre esprit critique ? A partir du moment où nous sortons de l’obligation pour tous de penser comme nous, nous pouvons bien sûr rester critique, à distance, mais nous pouvons aussi nous intéresser à cette pertinence pour mieux comprendre l’importance de ces croyances et pratiques pour les gens concernés.

Kongo, d’Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav
Cela ne veut pas dire que Médard soit foncièrement d’une autre culture : Kongo ne rentre pas dans le schéma du multiculturalisme, de la diversité des cultures, d’une multiplicité qui sépare. C’est la culture elle-même qui est multiple. Nous partageons avec Médard les mêmes constatations (la même épistémologie) : le capitalisme sauvage (dans le film les entreprises chinoises) exploite et détruit les rives du fleuve en y puisant le grès. Ce qui diffère, ce sont nos ontologies respectives. Les Chinois détruisent la grotte de la sirène sacrée ancestrale où Médard vient chercher secours : cette destruction dépasse le fait économique, politique ou environnemental que nous y voyons.

Si le film l’exotisait, il suggérerait que Médard a une vision bornée (en tout cas éloignée de « la science universelle ») et nous aurions été tentés d’en rire. Il prend au contraire en compte ce que Lévi-Strauss appelait la pensée sauvage. Et si l’absence de rationalisme était l’expression d’une désaliénation où la connaissance et l’action ne sont pas séparées, pas plus que la pensée et la sensation ? Médard ne se laisse pas enfermer dans une catégorie, une représentation ou une croyance. Il est tout simplement équivoque : son système de pensée et de vie est complexe plutôt que d’être limité. Il n’a pas tort ou raison, il a sa propre objectivité. Surtout, il se situe dans une Histoire, celle du mouvement spirituel Kingunza qui s’est opposé au colonialisme et de ses figures résistantes : de Kimpa Mvita (hostile aux missionnaires européens, qui fut brûlée vive sur un bûcher en 1706) à Matsua, mort en 1942, et Kimbangu, mort en 1951.

C’est par une relation de grande écoute et disponibilité que les réalisateurs réussissent à en rendre compte, car Médard ne pense ni n’agit comme eux. Cela passe par mouiller sa chemise, affronter chaleur et moustiques pour aller au plus près, et prendre le temps nécessaire : le film est tourné à partir de juillet 2013, deux ans et demi sur place sur une période de six ans.

Kongo, d’Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav
Mais cela passe aussi par une esthétique. Corto Vaclav est anthropologue et Hadrien La Vapeur cinéaste expérimental. Cette association est sur un tel sujet particulièrement vertueuse. Elle génère une attention particulière aux forces auxquelles croit Médard : la sirène d’une cascade, la capacité d’un fleuve extraordinairement tumultueux d’emporter les esprits malins, l’écriture automatique, les pluies torrentielles, les lumières, le vent. En privilégiant les forces sur les formes, l’action sur la froide observation, l’esthétique de Kongo ne se place pas au niveau du mode de pensée de Médard mais au niveau de ses objets : « le monde possible que ses concepts projettent ».[1] A concepts différents, monde différent : l’enjeu du film est dès lors, musique à l’appui, de laisser les images évoquer ce monde possible sans le décrédibiliser ni le disqualifier en tant qu’erreur, rêve ou illusion.

La religion de Médard ne se résout pas à un système de croyances qu’il s’agirait de récuser. Les réalisateurs établissent avec lui une relation : ils ne cherchent pas à expliquer sa pensée mais à penser avec lui. Loin de neutraliser son mode de penser, ils essayent de le prendre au sérieux, d’en comprendre les virtualités. Voir Kongo n’est donc pas fantasmer un mystère ou une transcendance : c’est simplement se mettre à l’écoute de la multiplicité du monde et de son incommensurable vitalité.

Ils abordent au départ Médard de façon artisanale, au contact, sans comprendre sa langue, ramenant des images qu’il leur faudra comprendre avant d’y retourner. La production Quidam les accompagnera sur ce projet. Leur caméra respecte une distance qui inscrit sans intrusion Médard dans son environnement. Ils sont en initiation, pas en connaisseurs et certainement pas en inquisiteurs.

Il n’y a donc pas là de documentaire explicatif sur les guérisons mystiques. Ils filment dans son quotidien comme dans sa pratique sacrée l’Apôtre Médard, un guérisseur qui sait se mettre en scène, qui est accusé de sorcellerie et doit faire face à cette accusation pour se faire innocenter par le tribunal coutumier pour poursuivre la multitude de rôles sociaux qu’il exerce, notamment de désenvoûter en conjurant les mauvais sorts. Il croit, comme Birago Diop, que « les morts ne sont pas morts » et que leurs esprits nous accompagnent. Il croit avec les Ngunzas qu’il est possible de les solliciter. Dès lors, Kongo rejoint les revenants d’Atlantique de Mati Diop ou les zombis de Zombi Child de Bertrand Bonello : Médard est un résistant qui adopte pour réagir des pratiques magiques qui nous sont étrangères mais éventuellement opérantes pour les gens à qui il s’adresse. Et qui nous ouvrent paradoxalement aux réalités du monde, mais aussi peut-être à ce qui nous manque.

[1] Pour reprendre la conception de L’Anti-Narcisse d’Eduardo Viveiros de Castro (Métaphysiques cannibales, PUF 2009, p. 160).

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