Aux Etats-Unis, « le service de conciergerie est devenu un élément essentiel du classement et de la renommée des établissements de santé. En France, les hôpitaux préfèrent encore gérer ce type de services eux-mêmes, mais le marché commence à se structurer. » En 2015, Clément Saint Olive, alors directeur de Circles France (entreprise commercialisant des solutions de conciergerie d’entreprise, appartenant au groupe Sodexo), présentait en ces termes l’essor attendu du marché français des services de conciergerie adaptés aux établissements de santé.
Deux ans auparavant, en 2013, deux anciens consultants de McKinsey, Romain Revellat et Pierre Lassarat, créaient la SAS Happytal, avec l’ambition suivante : « apporter du mieux-être à tous, en renforçant l’attractivité des établissements ». En clair : proposer des services à la carte de conciergerie privée au sein des hôpitaux publics et des EHPAD, au profit des patients et des soignants, et par ce biais, donner à ces établissements un avantage comparatif, pour leur image auprès des patients, mais également pour leur recrutement. En quelques années, l’entreprise débute sa conquête des établissements de santé. En 2017, l’offre d’Happytal fait l’objet d’une expérimentation au sein de plusieurs établissements de l’AP-HP.
En novembre 2018, après une levée de fonds d’un montant de 20 millions d’euros réalisée auprès de ses investisseurs (Axa Venture Partners, Partech, la Compagnie d’Anjou, Alliance Entreprendre) et abondée d’un prêt de 3 millions d’euros auprès de Bpifrance, la société souhaite accélérer son développement en France mais également en Europe. Mais au cours du deuxième semestre 2019, alors que plus d’une centaine d’établissements dispose dorénavant d’un concierge Happytal, deux enquêtes médiatiques accablantes viennent menacer l’entreprise en voulant révéler ses supposées « réelles motivations ».
La mise en cause de l’entreprise sur le plan éthique
Sur le site officiel de la start-up, l’accent est mis sur sa capacité à « transformer l’expérience des patients et des résidents », à « apporter aux patients, à leurs proches et au personnel hospitalier des moments complices où le sourire devient un élément qui rassemble. » La présentation du modèle d’affaires fait ainsi l’objet d’une mise en récit soignée, centrée sur l’ambition des fondateurs de la société d’avoir un « réel impact sociétal ».
Usant d’une rhétorique très « jeune pousse », l’entreprise présente une image résolument éloignée du modèle à hiérarchie verticale, photos des membres du COMEX avec open space et baby-foot en arrière-plan à l’appui, et insistant sur la force d’un réseau composé de 350 « happycollaborateurs ». Toutefois, cette image de bienveillance va être mise à mal par un article, paru dans Le Monde du 13 août 2019. En effet, les prestations de Happytal ne se limitent pas au rôle d’intermédiaire pour la fourniture de biens et de services : l’entreprise reçoit une concession de la part des établissements signataires pour la commercialisation des chambres individuelles libres, non attribuées pour raisons médicales, dont le coût ne fait donc pas l’objet d’une prise en charge par la sécurité sociale. L’hôpital public peut ainsi optimiser le taux d’occupation des chambres individuelles et par conséquent, les recettes qui en découlent.
Une opération théoriquement gagnant-gagnant pour l’hôpital public, pour Happytal (qui perçoit une commission sur les recettes), mais aussi pour les patients (la procédure de demande de chambre individuelle est gérée par le « concierge », le patient signe un document autorisant Happytal à réaliser la demande pour son compte). Toutefois, l’article du Monde présente des témoignages de patients et d’anciens salariés, attestant de pratiques commerciales agressives, impliquant le démarchage de patients sans prise en compte de leur capacité de discernement ou sans vérification préalable d’une prise en charge du surcoût généré par la chambre individuelle par une mutuelle.
Une deuxième attaque informationnelle est menée un mois plus tard. Dans un reportage diffusé pendant le journal télévisé de 20h, France 2 présente « le business caché (…) de la société qui renfloue les caisses des hôpitaux ». A nouveau, des témoignages d’anciens employés, mais aussi celui de la fille d’une patiente décédée, viennent ternir l’image d’Happytal, en mettant en cause ses pratiques de démarchage et la pression exercée sur les employés pour l’atteinte d’objectifs.
La stratégie de riposte informationnelle d’Happytal
L’attaque informationnelle subie par Happytal intervient dans un contexte bien particulier : celui de l’attribution d’un nouveau marché de conciergerie par la coopérative d’acheteurs hospitaliers UniHA, regroupant 917 établissements hospitaliers en France. Le 13 août 2019, date de publication de l’article « à charge » du Monde, UniHA annonce que trois sociétés (Happytal, Télécom Services et Nehs) se sont portées candidates à ce marché, la remise des offres devant intervenir le 30 août.
Face à la polémique, Happytal riposte en octobre 2019, tout d’abord par l’exercice de son droit de réponse au reportage de France 2, puis par une interview de Romain Revellat au média en ligne Maddyness (actualité des entreprises innovantes). Au cours de cet entretien, le co-fondateur d’Happytal précise notamment que l’activité incriminée dans les médias (la demande de chambres individuelles) représente 15 à 20% de leur chiffre d’affaires. Il déclare par ailleurs travailler « main dans la main avec le personnel médical » pour démocratiser le concept de conciergerie « trop souvent associé au luxe ». Enfin, il évoque la méfiance « française » liée à « une incursion du privé dans la sphère publique », déclarant être « écœurés face à la tourmente médiatique dans laquelle [ils ont] été pris ». L’article sera relayé sur le compte Twitter de l’entreprise, puis par un de ses investisseurs, Philippe Collombel (Partech), qui souligne dans un de ses tweets de soutien la nécessité d’ « analyser l’environnement pour comprendre d’où viennent les attaques et polémiques ».
Déplacement de l’affrontement du terrain médiatique vers le terrain politique
Au cours des mois suivants, l’entreprise continue à faire l’objet de critiques, portées cette fois par d’autres acteurs : les syndicats du personnel hospitalier, mais aussi des élus, notamment Olivier Falorni, député de Charente-Maritime, qui interpelle la ministre de la Santé à propos de « la marchandisation au sein de l’hôpital public » en citant l’exemple de l’hôpital de La Rochelle, ou encore le président de la Mutualité Française Occitanie, Pierre-Jean Gracia, au sujet de l’hôpital d’Auch. Ces deux hôpitaux étant sous contrat avec Happytal. Mais la polémique glisse dès lors vers le terrain politique, condamnant moins les pratiques commerciales de l’entreprise que son implantation au sein d’un système public de santé structurellement déficitaire. Les questions implicites posées par cette polémique vont encore plus loin : que peut-on accepter au nom de la rentabilité de l’hôpital public ? La société de consommation de masse doit-elle s’arrêter aux portes de l’hôpital ? Doit-on accepter, encourager le fait qu’outre la santé, l’individu attend désormais de pouvoir consommer davantage de biens/services durant son séjour à l’hôpital ?
Le 23 janvier 2020, UniHA annonce l’attribution du marché de conciergerie hospitalière (et de prestations d’aide à la gestion hospitalière) à Happytal. Sans avoir remporté de façon irréfutable une bataille informationnelle, l’entreprise a su convaincre le secteur hospitalier de la pertinence de son modèle d’affaires : la facturation par les hôpitaux des chambres individuelles non prescrites a représenté pour ces derniers 60 millions d’euros de recettes supplémentaires en 2019. Happytal a également su convaincre ses interlocuteurs au niveau gouvernemental : la « jeune pousse » a intégré le programme French Tech 120. Devant ces deux succès, la polémique semble appartenir au passé.
Cependant, l’actualité nous rappelle combien le principe d’impermanence n’est pas une vue de l’esprit. Au cœur d’une crise sanitaire sans précédent, la situation de l’hôpital public est redevenue un enjeu majeur dans le discours politique. Reste à savoir si les annonces faites par le président de la République à Mulhouse se traduiront par un « réinvestissement » de l’hôpital public par l’Etat majoritairement, ou si les acteurs économiques privés seront mis à contribution, et selon quel ordre de grandeur.
Melanie Olschewski
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