Pour reprendre l’exemple de l’automobiliste coincé dans un embouteillage : si cette route est ma route, alors elle n'est pas insérée dans un ensemble et donc soumise aux chaînes de causes et d’effets à l'œuvre dans cet ensemble. Le fait qu’elle soit en travaux pour le bien de la communauté ne me concerne pas, moi qui entend aller attraper mon train pour mon rendez-vous dans ma journée à moi ! Selon l’expression consacrée, « ce n’est pas mon problème » ! En tant que moi possesseur et contrôleur, je me fantasme et me positionne du même coup comme séparé, existant à part du tout.
Dans le monde séparé de l’ego, le fait que la lumière ne s’allume pas alors que moi j’aurais besoin d’y voir clair n’a rien à voir avec le tout qui n’est même pas pris en considération. L'EDF est en grève, il y a eu des tempêtes, les magasins vendant des ampoules sont fermés le dimanche ? « Pas mon problème », serine l’ego.
Cette fabrication d'un ego contrôleur, possesseur et séparé repose sur un mécanisme à l’œuvre au cœur de notre relation à ce qui est, à savoir le refus. Chaque fois qu'au nom de ce qui devrait être (« la route devrait être dégagée ») je refuse que ce qui est soit, j’alimente très concrètement l’illusion de l’existence d’une entité que nous appelons ego. C'est pourquoi la pratique du oui à ce qui est, bien envisagée à sa place c’est-à-dire dans l’instant et non dans le déroulement du temps au sein duquel il s'agit de se positionner, n’est pas seulement une démarche de bon sens mais bien une pratique spirituelle par laquelle l’existence même de l’ego se trouve mise en cause. Chaque fois que le conflit cesse, l’ego se trouve déjoué.
Sans doute avons-nous aussi entendu affirmer que l’ « ego n’existe pas ». Et, en effet, s’il existe bien momentanément une personne, il n’existe pas d’entité située à part de l’ensemble, apte à contrôler et propriétaire de « son » monde. Et pourtant, tant qu'une illusion nous tient, elle existe bel et bien pour nous. L’enfant qui, dans la pénombre de sa chambre, tremble de peur du fait de la présence d'un monstre est, certes, victime d’une totale illusion. Il n’y a pas de monstre. Reste qu’il a bel et bien peur tant que ses parents n’allument pas la lumière et ne lui montrent pas que la méchante créature n’était que sa fabrication. Il ne s’agit donc pas de prétendre détruire ou soumettre le mécanisme de l’ego mais plutôt de le déjouer par la pratique du « oui » et ainsi d'en arriver à voir, soit son inexistence - si on entend par ego un moi possesseur, contrôleur, séparé -, soit sa dimension provisoire et relative - si on entend par ego l’inévitable point de vue individuel.
Demeure alors la personne humaine, dans sa plénitude non défigurée par l’ego. Le « sage», c’est la personne parvenue à maturité et donc à plénitude, le rayonnement de la personne que les masques de l’ego ne sont plus là pour distordre. Et cette personne non déformée a alors toute latitude d’être au service de l’ensemble dont elle-même fait partie.
Gilles farcet