Sankara n’est pas mort dont nous avons publié la critique (cf. article 14919) a été projeté sur internet via des achats de billets dans les salles de cinéma qui l’ont programmé, grâce au système du E-cinéma mis en place par la 25ème heure durant l’épidémie de covid-19. Après la séance du 31 mai 2020, un débat virtuel a réuni la réalisatrice Lucie Viver et le protagoniste principal du film, le poète Bikontine, au téléphone depuis Bobo-Dioulasso au Burkina Faso.
Lucie Viver : Le film est en fait issu d’un long parcours. Mon premier voyage au Burkina (et en Afrique) date de 2012, l’insurrection populaire date de 2014 et le tournage n’a eu lieu qu’en 2017. En 2012, ce voyage m’a beaucoup marquée, au niveau humain, et même sensoriel, mais aussi par rapport à l’ambiance de bouillonnement politique et à cette culture du débat plein de passion et d’humour. Malgré mes études d’Histoire, c’est seulement là que j’ai découvert Sankara : une grosse lacune de ma part mais aussi des programmes scolaires et universitaires en France ! J’y ai également rencontré Bikontine, mais nous n’avions pas encore de projet de film. C’est l’insurrection de 2014 qui a été le déclic, quand les Burkinabè ont chassé le président Blaise Compaoré qui était au pouvoir depuis 27 ans – ce qu’on a appelé « la revanche de Thomas Sankara ». J’étais en contact avec Bikontine qui me lisait ses poèmes et nous avons beaucoup échangé. C’est plus particulièrement notre inquiétude partagée sur l’avenir du pays qui fut le point de départ du film. L’idée de voyage était là aussi dès le début, notamment parce que la poésie de Bikontine est souvent nourrie par le déplacement, le mouvement, mais l’idée de suivre la voie ferrée n’est venue que plus tard au fur et à mesure de mes allers-retours au Burkina.. Le train permettait de découvrir des localités de tailles différentes, d’aborder l’histoire du pays, notamment la colonisation française puisque la voie ferrée date de cette époque, et bien sûr de montrer la partie construite à l’initiative de Sankara sans aide extérieure, sur 100 km entre Ouagadougou et Kaya, partie qui est actuellement en ruines.
Bikontine : Oui, 2014 est bien le point de départ du film. A ce moment-là, la vie politique burkinabè a appartenu à la population et non à une élite. Des gens sans possibilité d’expression étaient révoltés contre le bidouillage de l’article 37 et une Assemblée qui s’entêtait à cause du parti au pouvoir. La population a destitué l’Assemblée qui a brûlé.
Olivier Barlet : La poésie est centrale dans le film. Cette dimension littéraire vient s’ajouter à l’initiation et la quête du poète. Bikontine, la poésie reste-t-elle centrale pour vous ?
Olivier Barlet : Le titre du film fait penser à Les morts ne sont pas morts de Birago Diop. Y avait-il là une intention poétique, en plus du poème A ma mère de Camara Laye que Bikontine dit dans le film ?
Lucie Viver : Non, je ne connaissais pas ce titre de Birago Diop, mais c’est une belle référence !
Olivier Barlet : Sankara aurait 72 ans aujourd’hui. Après cette insurrection sans chefs, à la faveur de mouvements citoyens comme Le Balai citoyen ou Y’en a marre au Sénégal, pourquoi mettre l’accent sur ces figures tutélaires qui sont devenues des mythes ? En d’autres termes, attend-on encore un sauveur qui va nous prendre en charge ou bien est-ce la société qui le fait à travers des mouvements issus du terrain ?
Bikontine : Je dirais que les différentes révoltes en Afrique n’ont pas la même origine. Notre différence avec le printemps arabe est qu’une grande majorité de la population n’est pas politisée, en dehors des préoccupations de la vie de tous les jours. Blaise était respecté mais il a été désavoué en raison de la modification de l’article 37 qui lui aurait permis de se maintenir au pouvoir plus de 30 ans avec son élite politique, d’autant que la vie des gens ne s’améliorait pas. La vie chère était décriée et les gens en ont eu assez. Les mouvements citoyens ont été précurseurs en dénonçant les choses depuis une décennie au moins mais l’article 37 a été le déclencheur.
Olivier Barlet : Effectivement, je me souviens que suite à la mort de l’élève Justin Zongo sous les coups de la police à Koudougou, les protestations furent telles que les écoles et universités ont été fermées durant toute la durée du Fespaco de 2011 pour éviter les troubles en présence de la presse internationale, qui ont repris aussitôt après… Même avec le respect du chef dont vous parlez, les Burkinabés ne sont pas un peuple assis !
Bikontine : Oui, et avant ça, l’assassinat du journaliste Norbert Zongo en décembre 1998 fut comme un déclic.
Olivier Barlet : Votre démarche d’aller à la rencontre de tous se différencie de plein de films où, comme le disait Deleuze, « le peuple manque ». Bikontine prend son sac à dos et va vers les gens.
Olivier Barlet : Comment le choix de partir ensemble en train a-t-il été pris ? Une décision de la réalisatrice ou le fruit de longues discussions ?
Bikontine : Lucie est à l’origine du film mais c’est le fruit de longs échanges. Elle se mettait parfois en retrait pour nourrir sa réflexion, mais on a beaucoup échangé. Je lui ai par contre laissé les questions de technique de cinéma.
Olivier Barlet : On voyait au Fespaco de 1985 les cinéastes travailler symboliquement avec les ouvriers du rail. Le train est très parlant, non seulement dans le déplacement mais aussi en lien avec Sankara. Le film démarre d’ailleurs sur la question coloniale avec le pont de Beregadougou. On progresse avec le train dans l’Histoire du Burkina.
Lucie Viver : La voie de chemin de fer a été construite pendant la colonisation française depuis Abidjan, en remontant vers le Nord. Démarrée au début du siècle, elle a atteint Bobo-Dioulasso en 1934 et Ouagadougou en 1954. Pour moi, il y avait cette idée sous-jacente que le voyage de Bikontine relierait le gros pont en pierres construit à l’occidentale en 1932, situé au début du trajet, avec les rails suspendus en l’air en toute fin de parcours, vestiges de la « Bataille du rail » initiée par Thomas Sankara pour associer la population à sa construction.
Olivier Barlet : On sent là votre volonté de mise en scène dans ce documentaire. Avez-vous demandé à Bikontine de faire l’équilibriste ?
Lucie Viver : Il y a bien sûr une part de mise en scène pour certaines actions de Bikontine, mais je n’étais pas favorable à ce qu’il fasse le funambule ! De même, je ne voulais pas qu’il descende dans le trou des chercheurs d’or.
Bikontine : C’est bien sûr Lucie qui décidait, mais avec mon caractère, je faisais aussi des choses par moi-même ! C’est donc moi qui ai pris ces initiatives. Lucie travaille sans cesse et va jusqu’au bout. Moi, quand je suis fatigué, j’essaye de déconner ! Cela donne des choses originales… Ce n’est pas Lucie qui m’a demandé de marcher sur un rail à plus de quatre mètres de hauteur ! Mais ce sont peut-être aussi les risques pris par Sankara au cours de sa vie qui m’ont motivé !
Bikontine : Effectivement. D’ailleurs, dans le film, un enfant exprime la crainte de ne pas savoir ce qui peut nous arriver quand on se retrouve ailleurs.
Olivier Barlet : Cette situation d’incertitude est de plus en plus flagrante dans le monde d’aujourd’hui et au Burkina en particulier, pris entre les attaques djihadistes, la précarité économique, la question politique irrésolue, et maintenant le covid-19 !
Bikontine : On sent un scepticisme, une sorte d’afropessimisme qui pousse à changer de position géographique pour échapper à une malédiction. Sankara le disait : partout où les peuples se sentent opprimés, ils ont besoin de se reconstruire. La question est de savoir si c’est de façon endogène ou ailleurs, avec tous les problèmes d’immigration et de citoyenneté que cela pose.
Olivier Barlet : Lucie, on trouve cela dans votre approche cinématographique : vous demandez à Bikontine d’avancer avec une torche dans la nuit, c’est la fin de la voie ferrée mais c’est aussi comme dans un tunnel : une incertitude difficile à vivre.
Lucie Viver : Oui, j’avais envie que la nuit soit très présente dans le film. Il fait moins chaud et on croise d’autres personnes. Et Bikontine était insomniaque à l’époque ! C’était souvent le moment où il écrivait des poèmes, son temps d’inspiration. La nuit, c’est le moment des cauchemars mais aussi des rêves. Par exemple, sur cette section un peu fantastique des rails en ruine, on entend la voix de Sankara qui, lors de son voyage en URSS, demande de réserver deux places pour des Burkinabè dans la prochaine mission spatiale ! Cette ambivalence est intéressante : l’incertitude du Burkina post-insurrection, entre utopie et réalité.
Lucie Viver : Je ne sais si c’est davantage la déforestation locale ou le réchauffement climatique global qui développent l’aridité, mais Sankara était lui-même très engagé contre la déforestation. Malheureusement, le bois continue d’être utilisé pour la cuisine quotidienne en brousse et en ville… Par rapport à votre remarque sur la symbolique de l’aridité dans le film, c’est tout à fait ça. J’ai essayé d’exploiter visuellement l’assèchement progressif du paysage pour recentrer le récit sur l’essentiel : quel avenir pour le Burkina ? quel avenir pour le poète ? Le film évolue ainsi peu à peu vers un rythme plus contemplatif, plus méditatif, dans lequel l’héritage de Sankara continue d’infuser.
Olivier Barlet : Autre question sur laquelle Sankara s’était beaucoup engagé : la place de la femme. Elle est également très présente dans votre film. On sent votre volonté de l’aborder.
Lucie Viver : C’était vraiment une volonté : il n’est pas si facile de trouver des femmes au Burkina qui acceptent d’être filmées et qui en ont le temps. Je tenais absolument à leur donner la parole. A son époque, Sankara était très en avance sur son temps par rapport à la question du féminisme. L’implication des femmes à tous les niveaux de la société faisait partie de ses grands axes de développement Plus tard, en 2014, les femmes ont manifesté avec des spatules en bois (ustensile qui permet de faire le tô, le plat national à base de maïs ou de mil). Ce choix, m’a-t-on dit, n’était pas anodin : toucher un homme avec une spatule le rend impuissant ! C’était un signe très clair de dégagisme vis-à-vis de Blaise Compaoré.
Olivier Barlet : Je me souviens qu’une ancienne édition du Fespaco rendait hommage à la femme africaine avec de grands discours, mais au sens où elle se dévoue, sans remettre en cause les inégalités…
Lucie Viver : Aujourd’hui, la volonté politique d’impliquer les femmes est là, mais la réalité des foyers est autre. C’est finalement comme dans le reste du monde ! Une séquence du film témoigne de cette contradiction. Pendant le tournage, nous nous sommes trouvés dans un village au moment de la Semaine sur la planification familiale. Tous les soins étaient gratuits et les femmes de tout le secteur convergeaient vers le dispensaire. Dans cette séquence, on voit des infirmières qui mettent toute leur énergie à informer les patientes sur les différents moyens de contraception. Leur motivation, leur persévérance sont très impressionnantes !
Bikontine : Traditionnellement, la femme n’est pas assez considérée. On dit cependant que la nuit porte conseil : l’homme décide le jour mais la femme conseille la nuit ! Sankara avait milité pour que les hommes fassent aussi le marché.
Olivier Barlet : Je vous poserais volontiers une dernière question à tous deux : en quoi cette expérience commune d’un voyage et d’un film, c’est-à-dire d’une création artistique, vous a permis d’avancer ? En quoi vous a-t-elle permis de mieux comprendre le Burkina ?
Lucie Viver : Ce que j’aime bien dans le film, après ce long travail et toutes les décisions qui se prennent au montage, c’est qu’il est assez ouvert, et notamment à la fin sur l’héritage de Thomas Sankara : est-il en train de se perdre ? Est-il encore vivace ? Où mène l’insurrection ? C’était une énorme responsabilité pour moi en tant que Française d’aborder ces questions. J’ai voulu que le spectateur puisse élaborer sa propre réponse.
Bikontine : J’aime le côté poétique du film, qu’il s’agisse de Sankara ou de la façon dont le film est réalisé. Le spectateur ne se perd pas dans une histoire politique mais dans celle d’un poète un peu bizarre !
Olivier Barlet : Et le « poète un peu bizarre » s’est-il transformé à la suite de cette expérience ?
Bikontine : Oui, mais ce n’est pas facile dans le monde actuel. Il faut trouver chaque jour des réponses adaptées et prendre en charge notre soif de se réaliser. Faut-il aller ailleurs ou rester pour cela ? Finalement, je m’ouvre au monde mais je reste chez moi. Je ne cherche pas à me réaliser ailleurs, mais à me réaliser tout court ! La crise du covid-19 était totalement inattendue et est une nouvelle expérience : tous les humains se retrouvent également bloqués !
Olivier Barlet : Vous me donnez l’occasion de dévoiler votre dernier poème, qui porte justement sur ce virus :
Une vie sans fin
Vingt et quatre heures sur vingt et quatre
Les aiguilles de l’horloge tournent
Elles n’ont jamais arrêté !
Nos pieds ont cessé de courir, fiévreux
Ils ont cédé le rythme de leur haleine
Aux battements cardiaques, à l’oxygénation des poumons
Les chiffres sont vite montés
On dirait que le monde est devenu une calculette en panne
Une crise entre science et mathématique
Les rues sont devenues la patrie lugubre du hibou
Et la maison, le pays des hommes
Le jardin, leur terrain de golf !
Au début, j’étais moins sûr, toi aussi peut être
On se disait tous que c’est peu de chose et rien
Maintenant
Pourtant, pourtant et pourtant !
Nous sommes face à face, un point c’est tout
Les têtes tournent
Et ne croisent que des têtes et des yeux inquiets
Perdus, confus
Toute la pensée est étroite entre le mur et le lit
Le travail, l’école, les collègues, les amis
Chacun chez soi
A quand la fin…
Portons nous bien
Bikontine
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