C'est peu dire que les comptes de la Sécurité sociale seront dans le rouge à la suite de la crise du coronavirus. L'effet de ciseau est bien connu : la baisse de l'activité conduit inévitablement à une baisse des recettes liées aux cotisations sociales, tandis que les dépenses d'indemnisation augmentent. Dans ce contexte, on comprend mieux à quoi servent les cotisations sociales, même s'il est vivement recommandé de s'interroger sur le service rendu et son efficacité. Mais de là à réclamer leur baisse généralisée au nom de la compétitivité des entreprises, il n'y a qu'un pas... de trop !
Qu'est-ce que les cotisations sociales ?
De manière simple, on appelle cotisations sociales des versements, calculés en pourcentage du salaire et répartis entre le salarié et l’employeur, qui donnent droit au salarié à des prestations sociales si celui-ci devait faire face à la maladie, au chômage, à un accident du travail…
[ Source : ACOSS ]
Ces cotisations, prélevées au profit des organismes de protection sociale, sont trop souvent qualifiées à tort de "charges sociales" par ceux qui les ravalent au rang de simple ligne négative dans un compte de résultat, alors qu’elles constituent par nature une rémunération différée (versement d'allocations, pensions de retraite...), qui accessoirement soutient aussi la demande et donc l'activité globale en particulier durant les récessions.
La petite vidéo ci-dessous explique clairement comment l'on passe du salaire superbrut au salaire net :
Qui cotise ?
Au total, en 2018, l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) a fourni les chiffres suivants :
[ Source : Rapport annuel ACOSS 2018 ]
Par ailleurs, les cotisants en 2018 sont :
[ Source : ACOSS ]
Le déficit de la Sécurité sociale
La baisse de l'activité liée à la crise sanitaire (confinement strict) et la suspension massive des dettes fiscales/sociales décidée par le gouvernement pour éviter la faillite des entreprises conduisent inévitablement à une baisse des recettes liées aux cotisations sociales, tandis que les dépenses d'indemnisation (chômage, santé) augmentent. Il en résulte inévitablement un déficit abyssal des comptes de la Sécurité sociale :
[ Source : Les Échos ]
Face à cette situation de crise, le Haut Conseil pour le financement de la protection sociale (HCFiPS) suggérait que l'endettement issu des mesures prises pour lutter contre le Covid-19 soit assuré par l'État, d'autant que ce dernier a la possibilité de s'endetter à des taux très bas et tout état de cause plus bas que ceux de la Sécurité sociale. Cela aurait permis à la Sécu de ne pas obérer encore plus son budget, duquel 17 milliards d'euros sont déjà prélevés chaque année pour amortir la dette sociale au travers de la Caisse d'Amortissement de la Dette Sociale (Cades).
[ Source : Cades ]
Hélas, on s'achemine a priori vers une reprise des déficits cumulés entre 2020 et 2023 par la Cades, dont la durée de vie est de facto prolongée de 13 ans... D'un côté, le gouvernement veut un Ségur de la santé (sic) pour améliorer entre autres les conditions d'exercice dans le secteur (et se refaire une virginité électorale pour 2022...), tandis que de l'autre il met la tête de la Sécu sous l'eau avec l'endettement. On retrouve la politique des caisses vides, traduction euphémisée de la politique néolibérale « starve the beast » (« affamer la bête ») , comme le rappelle avec brio Bruno Amable.
En pratique, c'est le traditionnel argument du trou de la Sécu, qui permet de faire passer dans l'opinion publique la nécessité d'une réponse forte et courageuse consistant à réduire les dépenses tout en baissant parallèlement les recettes (les cotisations et impôts), car les prélèvements obligatoires sont réputés inutiles. Bref, on affame la bête jusqu'au point où elle n'est plus capable d'avancer. Il devient alors facile de justifier la mise en coupe réglée ou la privatisation de la Sécu, en affirmant qu'il s'agit là du seul viatique... Voilà comment on met à mort une construction sociale majeure, la Sécurité sociale, en s'attaquant méticuleusement à chaque branche (comme la retraite dont j'avais parlé ici et dont la réforme fait déjà son grand retour...) tout en faisant accroire qu'il s'agit d'un progrès !
Supplément pour le lecteur intéressé : pourquoi faire baisser les cotisations sociales sur les bas salaires ?
Éliminons d'emblée l'argument qui consiste à déclarer le montant global des cotisations trop élevé, car ce serait négligé le choix politique et social fait de longue date en France consistant à centraliser les prélèvements et prestations sociales, jacobinisme oblige...
Le rapport Gallois sur la compétitivité rendu en 2012, n'a été que le énième d'une longue série : rapport Malinvaud sur l'allégement des charges en 2001, rapport du Conseil d'Analyse Économique sur la réduction du temps de travail en 1998, rapport Charpin sur les baisses de charges au niveau du SMIC en 1992, rapport Maarek sur le coût du travail en 1994, rapport sur le droit du travail de Michel de Virville en 2004, etc.
À chaque fois l'idée était la même : le coût du travail au niveau du SMIC serait trop élevé au regard de la productivité de ces salariés, ce qui provoque une hausse du chômage notamment dans l'industrie. Et la préconisation toujours la même : à défaut de pouvoir réduire le montant net du SMIC (encore que l'idée est dans l'air...), l'on réduit les cotisations sur les bas salaires afin d'inciter les employeurs à embaucher, quitte à plonger les salariés dans une trappe à bas salaire et partant à pauvreté. C'est ce que feront hélas tous les gouvernements successifs depuis Balladur en 1993, en particulier François Hollande avec le CICE et le Pacte de responsabilité. Le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE), au bilan si peu flatteur, a été remplacé, le 1er janvier 2019, par un allégement de cotisations patronales.
Le graphique ci-dessous, édifiant, présente la baisse des cotisations sociales patronales au niveau du SMIC, sachant que l'objectif est bien d'arriver à zéro cotisation au niveau du SMIC :
[ Source : Les chiffres clés de la Sécurité sociale 2015 ]
Désormais, les dispositifs de baisse du coût du travail, pas seulement au niveau du SMIC, atteignent des chiffres vertigineux pour des gains de compétitivité bien relatifs :
[ Source : OFCE ]
Insistons : le principal effet pervers d'une réduction de cotisations sociales patronales sur les bas salaires est qu'il devient inutile de former les salariés peu qualifiés, puisque leur faible productivité est compensée par l'État. Ce faisant, on retarde la montée en gamme de l'économie française, ce qui partant pèse sur la compétitivité alors même que les dispositifs successifs ont été mis en place dans ce but ! Cela a nécessairement ensuite des conséquences sur la balance commerciale, ce fameux chiffre surveillé comme le lait sur le feu par le gouvernement au nom de la compétitivité extérieure...
De surcroît, les gouvernements successifs ont ainsi créé une trappe à bas salaire, l'employeur n'étant plus incité à embaucher à des niveaux de salaires très élevés, sous peine de perdre le bénéfice de l’exonération. Pis, ces réductions de cotisations sociales reviennent de manière schématique à prélever aux salariés une partie de leur rémunération différée, avec le risque de transformer ainsi à terme le système d'assurance sociale basé sur les cotisations en une simple prestation uniforme (et universelle) de montant modique...
En résumé, les cotisations sociales constituent les briques de l'État social. Que l'on s'interroge sur les services rendus, leur qualité et leur efficacité me semble absolument indispensable en République. Mais faire passer une baisse généralisée des cotisations sociales, sans débat, pour un progrès m'apparaît comme pure folie, car cela affaiblit l'État social au moment où la crise du coronavirus - et la crise économique majeure qui en découle - nous prouve son absolue nécessité !
P.S : l'image de ce billet provient de cet article du site Le coin du salarié.