Le peintre le plus célèbre de la première moitié du XVème siècle, Van Eyck, nous a laissé quatre images très différentes de Dieu en majesté, et qui comportent toutes des innovations iconographiques majeures.
Les deux premières sont très connues, mais parfois mal comprises. La troisième est méconnue. La dernière est inconnue.
Article précédent : 7 Le Christ debout et le globe.
1 Un « Jugement dernier » atypique
Jugement dernier (partie haute)
Jan van Eyck, vers 1430, MET, New York
Portail du Jugement dernier, 1220-30, Cathédrale Notre-Dame, Paris
A première vue, le Jugement dernier de van Eyck, contient les éléments d’un Jugement Dernier gothique :
- en haut le Christ montre ses plaies, flanqué par des anges portant les instruments de la Passion et par la Vierge et Saint Jean baptiste intercédant pour les morts (déesis) ;
- en dessous on devrait trouver Saint Michel pesant les âmes, les Elus à gauche et les Damnés à droite.
Jugement_dernier, Heures de Dunois, 1439-50, BL Yates Thompson MS3 f32v
Or la partie basse n’obéit pas à ce schéma classique des Jugements derniers horizontaux, mais bien à la composition verticale des Jugements derniers que l’on trouve dans les plus riches Livres d’Heures (voir 6 Le globe dans le Jugement dernier) : Saint Michel ne pèse pas les âmes, mais empêche les Damnés de quitter l’Enfer, en bas, tandis qu’au centre les âmes sortent de terre pour rejoindre, en haut, les Elus autour du Christ.
Des textes aux bons endroits (SCOOP !)
Cette composition n’allait pas de soi, puisque le panneau comporte une quantité de textes explicatifs (j’en donne ici la transcription complète):
- sur le cadre, pour expliquer les trois registres (en rouge, orange et vert) ;
- partant de la bouche du Christ pour accueillir les Elus (répété deux fois) ;
- portés par les quatre flèches (en violet) que, selon le texte du Deutéronome, il « épuise » sur les damnés ; deux partent de la plaie de sa main droite et deux de celle du pied droit ; car comme le dit l’inscription sur la cuirasse du Saint Michel (en blanc), il s’agit du Christ Vengeur ;
- portés par les ailes de chauve-souris de la Mort (en bleu clair et bleu sombre).
Version savante et version simplifiée
Jan van Eyck, vers 1430, MET, New York Petrus Christus, 1452, Gemäldegalerie, Berlin
Il est intéressant de comparer la composition savante de Van Eyck avec la version réalisée vingt ans plus tard par son élève Petrus Christus [1] : une première simplification est la suppression des âmes sortant de la mer, un motif fréquent dans l’art byzantin mais très rare en Occident.
Pour se ramener à une figuration plus conventionnelle, Christus a rajouté inutilement, en bas à gauche, la bouche des Enfers (alors que tout ce qui est sous les ailes de la Mort est déjà l’Enfer)
Dans la partie haute, les simplifications sont plus significatives. Christus a :
- supprimé la centralité de la Croix, en l’appariant avec la colonne de le Flagellation (absente chez Van Eyck) ;
- minimisé la Déesis : la Vierge et Saint Jean Baptiste sont de taille normale, mélangés avec Marie-Madeleine et un saint guerrier ;
- minimisé les Apôtres : ils troquent leur robes blanches contre des robes colorées, et se confondent avec les Elus situés derrière.
- et bien sûr,ce qui nous intéresse ici : exagéré l’arc-en-ciel et ajouté le globe.
La Cité de Dieu
Il est d’usage, depuis Panofsky, d’expliquer le panneau de Van Eyck par l’influence des chapitres que Saint Augustin consacre au Jugement dernier à la fin de sa « Cité de Dieu » : la partie haute du panneau représenterait cette Cité de Dieu, tandis qu’en dessous la Cité terrestre est détruite au jour du Jugement dernier.
Mais une autre interprétation est plus adéquate, surtout si l’on note que Christus a gommé de la composition de Van Eyck tous ses aspects « byzantins », dans les deux sens du mot.
En aparté : l’iconographie de la Parousie
La Parousie est rarement représentée en tant que telle en Occident [2] mais fréquemment dans l’iconographie byzantine : il ne s’agit pas exactement du Jugement dernier, mais du moment qui le précède immédiatement : le retour en gloire du Christ sur Terre qui déclenche la résurrection des âmes, en vue de leur jugement :
« Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme, et alors toutes les tribus de la terre se lamenteront,et elles verront le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec grande puissance et gloire. Et il enverra ses anges avec la trompette retentissante, et ils rassembleront ses élus des quatre vents, depuis une extrémité des cieux jusqu’à l’autre. » Matthieu 24:30-31
Mosaïque de la Parousie et du Jugement dernier
XIIème siècle, Torcello
L’iconographie byzantine distingue clairement trois scènes :
- au registre du haut, la Parousie : le Fils de l’homme vient d’arriver dans sa mandorle (avec le double arc-en-ciel), entre les Apôtres assis et la Déesis ;
- au registre central l’Hétimasie : les instruments de la Passion autour du trône vide qui attendait son retour : « Dieu a préparé son trône dans les Cieux » (Psaume 103,19)
de part et d’autre, sous la trompette des anges, la Terre et la Mer rendent leurs morts ; - au registre inférieur, le Jugement proprement dit : pesée des âmes, Elus à gauche, Damnés à droite.
Parousie et Jugement Dernier
Giotto, 1306, Chapelle Scrovegni, Padoue
Giotto conserve certains éléments de la structure byzantine (les apôtres, le lac de feu) ; en supprime d’autres (la déesis) ; et remplace le trône vide de l’Hétimasie par la croix vide.
Son Christ, dont les plaies sont à peine visibles, est bien cadré dans la mandorle, fermement assis sur l’arc-en-ciel et les figures des Quatre Vivants.
Triptyque du Jugement Dernier
Fra Angelico, 1435-50, Gemäldegalerie, Berlin
Contemporain du panneau de Van Eyck, ce triptyque est encore une Parousie, mais qui a abandonné tous les aspects byzantins.
L’arc-en-ciel est remplacé par un véhicule purement aérien : la mandorle est faite de chérubins imbriquant leurs quatre ailes, le trône et l’escabeau de nuages à têtes d’ange. Les douze apôtres sont mélangés avec la déesis, deux évangélistes (près de la mandorle, au dessus de la Vierge et de Saint jean l’Evangéliste) plus quatre saints (Dominique, Etienne, Grégoire et Benoît).
La Parousie de Van Eyck
Il n’y a pas besoin de spéculer que Van Eyck ait vu lors de ses voyages une parousie byzantine ou italienne : il a simplement puisé aux mêmes passages bien connus de Matthieu, qui expliquent notamment la présence des apôtres assis :
« Jésus leur dit: » Je vous le dis en vérité, lorsque, au renouvellement, le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siégerez vous aussi sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël ». Matthieu 19,28
« Or quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, il s’assiéra alors sur son trône de gloire« Matthieu 25,31
Le trône qui manque
Or non seulement Van Eyck ne nous montre aucun trône, mais il a quasiment escamoté l’arc-en-ciel, n’en laissant qu’un bout minuscule dépasser du manteau comme pour sacrifier aux habitudes.
En fait, tandis que les deux figure géantes de Marie et de Saint Jean Baptiste prennent appui sur la foule, le Christ encore plus gigantesque est comme en suspension, le pan droit de son manteau tombant entre le cortège des Vierges et Saint Jean l’Evangéliste.
Le Christ n’a rien sous les pieds, mais en outre il les écarte d’une manière totalement non-conventionnelle : il faut vraiment chercher pour trouver un autre exemple de cette posture…
En aparté : l’obsession rotative de l’évêque de Lucques
Liber super visione rotarum Ezechielis, editus a fr. Henrico de Carreto, Lucano ep., 1315, MS Latin 12018 fol 258r, gallica
L’évêque franciscain de Lucques a composé un traité extraordinaire consacré aux roues d’Ezechiel et aux symboles des Quatre Vivants comme moyen d’explication du monde. Il se termine par une série de schémas circulaires marqués par une quaternité obsessionnelle. Ici les médaillons montrent quatre « Mystères » :
- de Noël (réunion de la Chair et de l’Esprit) ;
- de Pâques (réunion de la Mort et de la Vie) ;
- de la Pentecôte (réunion des Bénis et des Maudits) ;
- du Jugement (réunion des Bienheureux et des Misérables).
Ces scènes correspondent, à une près, aux quatre moments de la vie du Christ que Bède le vénérable associe aux quatre Vivants :
« C’est comme homme devenu mortel par l’incarnation que le Seigneur est apparu, et c’est comme veau, de la même façon, offert pour nous sur l’autel de la croix, qu’Il s’est manifesté, et Il est devenu lion en triomphant courageusement de la mort, et aigle en s’élevant dans les cieux. » Bède le vénérable, De tabernaculo, l. I, p. 16, l. 432-452
Liber super visione rotarum Ezechielis, editus a fr. Henrico de Carreto, Lucano ep., 1315, MS Latin 12018 fol 270r, gallica
Dans la suite, une série de quatre images consécutives, déduites l’une de l’autre par de savantes rotations et permutations, développe chaque médaillon. Voici donc la quatrième, consacrée au Jugement sous le signe de l’Elévation, l’Aigle.
Parousie et Ascension (SCOOP !)
Il ne s’agit pas ici de prétendre que Van Eyck connaissait ce manuscrit improbable. Mais simplement, que l’enlumineur et le peintre sont parvenus à une solution graphique équivalente parce qu’ils cherchaient à exprimer la même idée : que le Jugement a un rapport avec l’idée d’Elévation.
En effet les théologiens ont depuis longtemps remarqué la symétrie entre la Parousie :
« Alors on verra le Fils de l’homme venant sur une nuée avec puissance et une grande gloire » Luc 21,27
et l’Ascension :
« Pendant qu’il les bénissait, il les quitta et fut enlevé au ciel« Luc 24,51
Un passage des Actes des Apôtres le dit explicitement :
« Quand il eut dit cela, il fut élevé (de terre) sous leur regard, et un nuage le déroba à leurs yeux. Et comme ils avaient la vue fixée vers le ciel pendant qu’il s’en allait, voici que deux hommes, vêtus de blanc, se présentèrent à eux et (leur) dirent: » Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel? Ce Jésus qui, d’auprès de vous, a été enlevé au ciel, ainsi viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller au ciel. « Actes des Apôtres, 1:9-11
Une Ascension inversée (SCOOP !)
Ainsi l’escamotage de l’arc-en-ciel, l’absence du globe sous les pieds (à contre-courant de la mode du temps) et l’écartement des jambes constituent une iconographie unique obéissant à deux mots d’ordre très exigeants :
- montrer la Parousie comme une Ascension à l’envers ;
- montrer le Trône par son manque.
En parallèle des expérimentations italiennes, Van Eyck a en somme inventé une Parousie flamande, avec une Hétimasie en creux.
Un diptyque « avant-après »
Diptyque de la Crucifixion et de la Parousie (détail)
Jan van Eyck, vers 1430, MET, New York
La croix avec son panonceau trilingue, reproduite à l’identique, sert de motif de jonction entre les deux panneaux :
- l’un montre l’instant ultime de l’existence terrestre du Christ, percé par la lance et son corps empêché de chuter par les clous ;
- l’autre montre le premier instant de son retour, en « Descension » et sans contact avec rien.
Crucifixion Adoration du Saint Esprit
Heures d’Etienne Chevalier Jean Fouquet, 1452-60, Musee Conde, Chantilly
Lorsqu’il s’inspirera de ces deux scènes quelques années plus tard, Fouquet aura bien soin de boucher par le globe à la mode le « vide métaphysique » de Van Eyck.
2 Le dieu triple du retable de Gand
Van Eyck, 1432, Rétable de Gand (détail du panneau central)
Cette figure divine complexe et inhabituelle a été placée par Van Eyck au centre du retable de Gand : selon les historiens d’art elle représente soit le Père, soit le Fils, soit la Trinité [3]. Pour en avoir le coeur net, il suffit de lire les textes.
Les trois arcades (SCOOP !)
Nous allons nous intéresser à un point-clé et rarement commenté de l’image : la triple voussure qui fait écho à la triple couronne. On y lit le texte suivant :
Voici Dieu le plus Puissant dans sa majesté divine, le meilleur de tous dans sa bonté la plus douce,
le rémunérateur le plus généreux dans
son immense largesse.
Hic est Deus potentissimus propter divinam majestatem suam, omnium optimus propter dulcissimam bonitatem
remunerator liberalissimus propter imme
nsam largitatem
Ce ne sont pas les trois arcades, mais les trois « propter » du texte qui le scandent en trois parties :
- le Père, caractérisé par la Toute puissance (potentissimus),
- le Fils par la Bonté (optimus)
- l’Esprit Saint, dont on connaît les sept dons, par la Générosité (liberalissimus)
Le Dieu du retable de Gand est donc bien une figure trinitaire.
Le texte inscrit sur les marches continue à expliquer la figure :
Sur la tête, la vie sans la mort.
Au front, la jeunesse sans la vieillesse.
Dans la main droite, la Joie sans la Tristesse ;
Dans la main gauche, la Sécurité sans la Peur.
Vita sine morte in capite.
Juventus sine senectute in fronte.
Gaudium sine maerore a dextris.
Securitas sine timore a sinistris
Ainsi s’expliquent, dans l’ordre du signe de croix fait par le spectateur :
- la tiare, signe d’un règne éternel dans les Cieux, par opposition à la royauté terrestre dont la couronne est posée entre les pieds ;
- le visage juvénile, qui a tant désorienté les commentateurs ;
- la main bénissante, qui apporte la joie ;
- le sceptre, qui apporte la sécurité.
Fuite en Égypte (détail)
Melchior Broederlam, 1394-99, Musée des beaux Arts, Dijon
Le repos pendant la fuite en Egypte (détail)
Patinir, 1518-1520, Prado, Madrid
Durant toute le Moyen-Age, la formule si courante dans l’antiquité du globe-piédestal a été totalement oubliée, même lorsqu’il s’agissait de représenter une idole païenne : c’est chez Patinir qu’on trouve le première représentation d’une boule sous l’idole brisée de la fuite en Egypte (voir 6 La statue et la source).
Primo mobile, Tarot de Mantegna, 1465
Il faudra attendre le tarot de Mategna pour une représentation de la boule comme moyen de transport….
Livre des bonnes moeurs de Jacques Legrand, ms. 0297 (1338), f. 129v, vers 1490, Musée Condé, Chantilly Némésis, La grande fortune, Dürer, 1501-02
… et le début du XVIème siècle pour la nouvelle iconographie de la Fortune debout sur un globe symbolisant son instabilité, au lieu de faire tourner sa roue comme durant tout le Moyen-Age.
A la période qui nous intéresse, dans la première moitié du XVème siècle, le globe sous les pieds du Christ du Jugement dernier est devenue omniprésent : mais aucun artiste n’a encore représenté le Christ debout sur une boule.
3 Dieu dans le vitrail
Annonciation (detail)
Van Eyck, 1434-36, NGA, Washington
Ce vitrail est un détail de quelques centimètres en haut de l’Annonciation de Washington. Sans revenir sur son analyse détaillée (voir résurrection du panneau perdu (2 / 2)), rappelons qu’il s’inscrit au centre d’une fresque de la vie de Moïse réalisée en style roman : un archaïsme délibéré que Van Eyck utilise souvent pour signifier l’Ancien Testament.
C’est en partie le prétexte d’une figure « à l’ancienne » qui a poussé Van Eyck à inventer ce Dieu de fantaisie, ne correspondant à aucune iconographie de son temps.
Ascension du Christ (détail)
Evangile de Rabula. Syrie. Fin VIe Florence, Bibliothèque Laurentienne
Evangile de Paderborn, 1150-1200, Aschaffenburg, Hofbibliothek, MS 21, f. 183
Aurait-il pu connaître une image telle que celle de gauche, où la station debout s’explique par le thème de l’Ascension du Christ, et la char rouge par la vision d’Ezéchiel ? C’est d’autant moins probable qu’il a donné à sa figure imaginée tous les attributs du Christ trônant (le sceptre et le livre), et qu’il a placé les deux chérubins avec leur roue au dessus de la mandorle : plutôt comme une enseigne que comme un principe ascensionnel.
S’il s’est inspiré d’un modèle, c’est plutôt d’un vieux missel tel que celui de droite, où les deux chérubins avec leur roue flanquent la figure du Christ de manière purement décorative. Ici la maxime inscrite sur le livre est EGO SUM QUI SUM (Je suis celui qui est).
Une image dans l’air du temps
Mais l’image qu’il expérimente ici dans un recoin de son Annonciation n’est pas archaïque sous tous ses angles.
1380-1410, Wiesbaden Hauptstaatsarchiv, MS 3004 B10 fol 1
Nous avons vu dans 7 Le Christ debout et le globe. que la maxime EGO SUM VIA, VERITAS ET VITA est un mot d’ordre de la devotio moderna. Or en 1434-36, les manuscrits (non illustrés) de l’Imitation de Jésus-Christ circulent depuis quelques années.
Il est très probable que Van Eyck ait trouvé dans ce texte à la mode la formule à inscrire sur le Livre, et dans les toutes premières images du Salvator Mundi l’idée du Christ debout et du globe.
Mais c’est à lui que revient l’idée d’avoir combiné les trois, en se servant du livre pour inscrire la formule-clé : le globe, libéré, peut désormais servir de piédestal, accentuant l’idée de majesté portée par le sceptre et le manteau rouge.
La réinvention du Christ debout sur le globe, figure jamais vu depuis mille ans (voir 2 Dieu sur le Globe : époque paléochrétienne), revient donc incontestablement à Van Eyck.
4 Le Christ hypothétique de 1438-40
« Salvator Mundi » (revers du diptyque de l’abbé Christiaan de Hondt)
Maître de 1499, 1499, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers
J’ai proposé ailleurs, par des arguments internes à la composition, que ce panneau daté de 1499 est très probablement la copie d’une oeuvre perdue de Van Eyck datant de soixante ans plus tôt (voir résurrection du panneau perdu (2 / 2)). On l’a baptisé « Salvator Mundi », à cause de l’inscription en bas du cadre. Mais en 1499, se serait un Salvator Mundi très archaïque, puisque sa variante rare, « debout sur le globe », est passée de mode depuis une vingtaine d’années (voir 7 Le Christ debout et le globe.).
Si ce panneau est bien une copie d’un Van Eyck, alors c’est sa quatrième et dernière représentation de Dieu en majesté, et sa seconde du Christ debout sur un globe, après l’expérimentation de l’Annonciation.
Une image aussi novatrice a-t-elle pu être conçue dès 1440, et dans quelle intention ? Il nous faut pour répondre distinguer les trois innovations qu’elle cumule.
Première nouveauté : un pied sur le globe
Le Salvator Mundi entouré par la chrétienté en prières
Imitation de Jésus Christ, en-tête du Livre III
Attribué à Willem Vrelant, 1462, BM de Valenciennes, MS 240 fol 158
Nous avons vu (7 Le Christ debout et le globe) que la toute première image du Christ avec un pied sur le globe se trouve dans le premier manuscrit illustré de L’imitation de Jésus Christ.
1434-36 1439-40 ?
Or cette figure emprunte clairement aux deux images de Van Eyck :
- le texte du Livre et le manteau rouge à la première,
- la position du pied droit posé sur le globe (avec ASIA en haut) à la seconde.
Ce manuscrit était destiné au duc de Bourgogne Philippe le Bon, le patron de Van Eyck depuis 1425, et qui mourra seulement en 1467. Il est bien sûr possible que l’enlumineur, peut être Willem Vrelant, ait inventé cette image ex nihilo, seulement guidé par l’idée de VIA qui domine cette partie du livre.
Mais vu les réticences générales à l’utilisation du globe-piédestal, une telle audace semble bien peu probable, sauf si elle satisfaisait les goûts du commanditaire : or quelle meilleure politique que de faire un clin d’oeil appuyé à deux oeuvres connues de son peintre favori ?
L’image de 1439-40 s’inscrit dans la continuité de celle de 1434-36, et en supprime les instabilités : seul le pied droit se pose sur le globe, donnant véritablement l’image d’un Christ qui ouvre la voie.
Deuxième nouveauté : le Christ sous une arcade
Cette idée, qui peut sembler assez banale, n’a au XVème siècle pratiquement pas d’antécédents. Il faut remonter à l’époque paléochrétienne pour en trouver.
Fragment de sarcophage, Saint Pierre de Rome [4]
Les sarcophages à arcatures, où le Christ est représenté entouré des apôtres dans des compartiments voûtés et identiques sont très fréquent. Celui-ci est un des rares où une arcade, sorte de portail dans un jardin, met en valeur le Christ seul. Mais pour des raisons évidentes de majesté, il ne se trouve pas dessous, mais en avant.
Sarcophage de la Traditio Legis, Musée de l’Arles antique
Les sarcophages où le Christ est le plus particularisé sont ceux qui représentent au centre la « traditio legis » (voir 2 Dieu sur le Globe : époque paléochrétienne). Mais là encore le Christ n’est pas sous l’arcade : soit devant, soit sans. On comprend bien ici ce que la figure de l’arcade surplombante a de réducteur et de limitant.
Autel d’or de Bâle, 1015-22, Musée de Cluny
La formule la plus proche que j’ai trouvée est celle de cet antependium ottonien, où la majesté du Christ est soulignée à la fois par son arcade plus haute, et par la taille insignifiante des deux donateurs prosternés, l’empereur Henri II et son épouse Cunégonde.
Il est intéressant ici de comparer les deux globes :
- celui que le Christ tient dans sa main gauche, marqué d’un chrisme, de l’alpha et de l’omega, est l’emblème impérial de sa toute puissance cosmique ;
- celui que l’archange Saint Michel tient dans sa main droite, marqué d’une croix, est plutôt l’emblème du monde libéré du démon.
A la vue de ces maigres antécédents, on comprend ce que l’image de ce Christ enchâssé dans une enfilade d’arcades, qui s’appuient sur la forme même du cadre, a de risqué et de novateur : tout se passe ici comme si la compression exercée frontalement était compensée par l’échappée dans la profondeur et par le mystère du rideau.
Le seul antécédent notable se trouve chez Van Eyck lui-même : dans la triple arcade du retable de Gand. Mais cette arcade était murée, alors qu’ici elle s’ouvre pour être aussitôt obturée.
Troisieme nouveauté : le rideau barrant la porte
Saint Maur basilique euphrasienne, Porec
Les rideaux sont assez fréquents dans l’iconographie byzantine, placés à la porte d’entrée de l’église et généralement entrouverts [5].
Christ priant, Ivoire de l’ Orient méditerranéen, Musée de Cluny. 7-8 siècle Le Christ couronnant Otton II et Théophano, 982-83, Musée de Cluny.
Un motif très particulier à l’iconographie byzantine, et qui a influencé certains ivoires ottoniens, réunit à la fois l’image de l’arcade surplombante et celle du rideau ouvert : il s’agit ici de symboliser la Résurrection.
Le rideau fermé
Mais le rideau fermé derrière un Christ debout n’a à ma connaissance aucun précédent.
Madonne à la fontaine
Jan van Eyck, 1439, Musée royal des Beaux Arts, Anvers
Vierge de l’Annonciation, revers du panneau droit du triptyque de Dresde, Jan Van Eyck, 1437, Gemäldegalerie, Dresde
Fonctionnellement, il ressemble au drap d’honneur qu’à la même époque Van Eyck fait tenir par des anges derrière la Vierge debout. Sauf qu’ici il est trop petit pour jouer son rôle d’isoloir : en haut il plisse et n’englobe pas l’auréole, en bas il se termine par des franges avant le sol.
Il peut rappelle également l’habitude, au XVème siècle, de placer des draps d’honneur à l’arrière des groupes sculptés : car ce Christ debout sur un piédestal hexagonal évoque évidemment une statue : non pas de pierre nue, comme la Vierge du triptyque de Dresde qu’il nous montre enchâssée dans sa boîte elle-même enchâssée dans son cadre, mais de pierre peinte en blanc et chair.
Le statut du tissu devant la porte est donc ici très ambigu : c’est un drap d’honneur trop petit, mais aussi une tenture plutôt qu’un rideau, puisqu’il ne présente aucun dispositif permettant de le rendre amovible.
Une tenture paradoxale (SCOOP !)
Dans la symbolique chrétienne, un tel objet évoque immanquablement les deux voiles du temple de Salomon : le voile externe, qui gardait le vestibule ; et le voile interne qui, même aux prêtres, interdisait l’accès au Saint des Saints [6].
Or notre « statue » animée occupe toute la profondeur de la niche. La tenture est donc à l’arrière, plaquée contre la porte du fond : ce pourrait être le second voile, celui celui qui ferme le Saint des Saints.
Pourtant en haut, elle est accrochée à l’arcade de devant : ce serait donc le voile du vestibule. Et à ce titre elle devait cacher le Christ.
Or non seulement elle le montre, mais elle le met en évidence.
Par ailleurs, le voile du Temple est lié :
- à la Naissance du Christ (selon les Apocryphes, Marie lors de l’Annonciation était occupée à le tisser)
- et à sa Mort (il se déchire à cet instant).
Ainsi le dispositif imaginé par Van Eyck (car qui d’autre aurait pu mettre au point une telle machinerie symbolique) est un objet totalement paradoxal :
- à la fois voilant et dévoilant,
- à la fois devant et derrière,
- à la fois début et fin de la vie du Christ.
En ce sens il cadre parfaitement avec les inscriptions du panneau : le Premier et le Plus récent, l’Alpha et l’Omega, le Début et la Fin (voir résurrection du panneau perdu (2 / 2).
Feuillet isolé d’un livre d’Heures, Flandres, vers 1465, style de Willem Vrelant, collection privée
On remarquera la grande proximité avec cette modeste image : inscription sous une série d’arcades, rideau suspendu à l’arrière ne tombant pas jusqu’au sol et n’englobant pas l’auréole, barbe bifide, position identique des mains. La seule différence est que le copiste n’a pas osé poser un des pieds sur le globe.
Si cette image copie, vers 1465, le panneau daté de 1499, alors c’est que celui-ci est lui-même la copie d’une oeuvre bien antérieure.
Rauriser Altar, vers 1490, Salzburg Museum
Je n’ai trouvé comme autre pâle équivalent que ce retable de la Déploration…
Revers du panneau central [7]
…qui montre à son revers un rideau très similaire (noter les franges en bas) fermant l’arrière d’une arcade, et un Christ debout avec un livre.
L’absence du globe est significative : vers 1490, l’image populaire pour le Christ debout était celle du Salvator Mundi tenant le globe de la main gauche : si le peintre a mis un livre à la place, c’est qu’il suivait un autre modèle.
Il semble que l’iconographie inventée par Van Eyck ait été ici simplifiée pour signifier que l’enseignement du Christ révèle ce qui était caché, et que la Résurrection renverse la Déploration.
La Majesté de Dieu chez van Eyck (SCOOP !)
Les quatre figures de la Divinité que nous a laissées van Eyck apparaissent comme quatre tentatives pour créer une image moderne de la Majestas Dei. Elles présentent plusieurs points communs :
- le goût pour des figurations composites, volontiers paradoxales et ambiguës ;
- l’importance accordée au drap d’honneur, qui explicite la figure centrale [8] ;
- l’intérêt pour ce qui se trouve sous les pieds de Dieu :
- le vide dans cas du Jugement dernier,
- la couronne terrestre dans le retable de Gand,
- le globe terrestre dans les deux dernières.
Synthèse chronologique
Ce schéma récapitule chronologiquement les trois iconographies du globe au XVème siècle (voir 6 Le globe dans le Jugement dernier et 7 Le Christ debout et le globe.), et y replace les innovations de Van Eyck (en bleu).
Pour le Jugement dernier, la mode du globe-escabeau se développe dès le début du siècle. Van Eyck l’ignore et invente une iconographie savante et tellement originale qu’elle n’aura aucun lendemain : la Parousie sans le Jugement, et l’Hétimasie par le vide.
Pour le globe-attribut du Salvator Mundi, la formule est inventé vers 1400, comme image du Dieu Créateur, et comme image de piété pour la devotio moderna, celle du Christ se révélant Père et ouvrant la Voie. En se popularisant avec les versions imprimées à partir de 1460, elle devient l’image du Christ roi, mais humain.
Pour le globe-piédestal, formule totalement novatrice, Van Eyck procède en deux temps :
- un galop d’essai dans l’Annonciation de 1434-36, sous couvert de style archaïsant, où il sacrifie à la mode du globe, mais d’une manière toute à fait anti-conformiste ;
- puis une iconographie complète dans son diptyque théologique de 1439-40.
La formule est reprise vingt ans plus tard dans la région de Bruges, indice que le diptyque y était encore bien connu. En 1499, toujours à Bruges, Christiaan de Hondt en fait faire la seule copie subsistante, en ajoutant peut-être l’inscription Salvator mundi pour satisfaire au goût du moment.
Synthèse théologique
Pour le fonctionnement interne du diptyque théologique, voir résurrection du panneau perdu (2 / 2). J’examine seulement ici les raisons qui ont pu concourir à la conception du volet droit
1434-36 1439-40 ?
Il est clair que van Eyck avait en tête la maxime VIA VERITAS VITA derrière ses deux créations :
- la station debout et l‘inscription dans une ouverture (fenêtre ou porte) illustrent VIA : le pied droit posé sur le globe est véritablement l’image d’un Christ ouvrant la marche ;
- le Livre ouvert illustre VERITAS ;
- le vitrail, allumé par la lumière ou la statue, animée par la couleur, illustrent VITA.
Comme la formule est au coeur du Livre III de l’Imitatio Christi, il est très probable que la démarche de Van Eyck s’inscrivait dans cette nouvelle forme de piété, rendant le Christ accessible, de plain-pied, par la méditation. Il n’est donc pas étonnant que, pour la première édition illustrée de l‘Imitatio Christi en 1462, qui plus est destinée à Philippe le Bon, Willem Vrelant se soit souvenu des images créées par Van Eyck.
Si l’idée de montrer le Christ devant une Porte se comprend bien, le rideau semble contredire à la fois le VIA et le VERITAS, puisqu’il interdit à la fois d’entrer et de voir. Revient alors en tête la formule paradoxale du texte de l’Imitation de Jésus Christ :
« via inviolabilis« .
https://books.google.fr/books?id=01MiDgAAQBAJ&pg=PA78&dq=%22petrus+christus%22+%22last+judgment%22 [2] Par exemple le tympan de l’abbaye Saint-Pierre de Beaulieu-sur-Dordogne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Abbaye_Saint-Pierre_de_Beaulieu-sur-Dordogne [3] https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Agneau_mystique#Les_trois_personnages_centraux [4] Robert Couzin, « The traditio legis : anatomy of an image » https://www.academia.edu/12388436/The_Traditio_Legis_Anatomy_of_an_Image [5] Eunice Dauterman Maguire, “Curtains at the Threshold: How They Hung and How They Performed,” in Catalogue of the Textiles in the Dumbarton Oaks Byzantine Collection », ed. Gudrun Bühl and Elizabeth Dospěl Williams (Washington, DC, 2019), https://www.doaks.org/resources/textiles/essays/maguire [6] André Pelletier, Le grand rideau au décor sidéral du temple de Jérusalem, Journal des Savants Année 1979 1 pp. 53-60 https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1979_num_1_1_1383 [7] M Łanuszka, « Salvator Mundi: a late-gothic canvas from. Cracow after a lost Early-Netherlandish painting. A suggested new dating and possible identification of the donor », https://www.academia.edu/37419671/_Salvator_Mundi_a_late-gothic_canvas_from_Cracow_after_a_lost_Early-Netherlandish_painting._A_suggested_new_dating_and_possible_identification_of_the_donor_in_Folia_Historica_Cracoviensia_t._23_z._2_2017_ [8] Pour l’analyse des motifs et des inscriptions qui ornent les trois draps d’honneur dt retable de Gand, voir D. Koslin, Janet Snyder « Encountering Medieval Textiles and Dress: Objects, Texts, Images » p 176 et ss https://books.google.fr/books?id=yeQYDAAAQBAJ&pg=PA184&lpg=PA184&dq=van+eyck+gand+pelican&source=bl&ots=FQdErijLCT&sig=ACfU3U2aD2p4-K_100NpDHBFKFim_6vsTA&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwioj7Ock-jpAhUJ1hoKHQIKA6MQ6AEwFnoECAgQAg#v=onepage&q=van%20eyck%20gand%20pelican&f=false