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Anniversaire : fernando pessoa : 13 juin 1888 / 30 novembre 1935

Par Jmlire

" Je descendais aujourd'hui la Rua Nova do Almada, et remarquai soudain le dos de l'homme qui la

ANNIVERSAIRE : FERNANDO PESSOA : 13 JUIN 1888 / 30 NOVEMBRE 1935

descendait juste devant moi. C'était là le dos banal d'un homme quelconque, le veston d'un costume modeste sur les épaules d'un passant aperçu par hasard. Il portait une vieille serviette sous le bras gauche, et appuyait sur le sol, au rythme de sa marche , un parapluie enroulé qu'il tenait , par sa poignée recourbée, dans la main droite.

Je ressentis soudain quelque chose comme de la tendresse pour cet homme, cette tendresse que l'on ressent pour la commune médiocrité de l'humanité, pour le quotidien banal du chef de famille qui se rend à son travail, pour son humble et joyeux foyer, pour les petites joies et petites misères dont se compose forcément son existence, pour son innocence à vivre sans analyser - bref, pour le naturel tout animal de ce dos habillé.

Détournant mon regard du dos qui me précède, et le promenant sur celui de tous ceux qui passent là, dans cette rue, je les embrasse tous très nettement dans cette même tendresse froide et absurde qui m'est venue des épaules de cet inconscient que je suivais. Tout cela, c'est la même chose ; toutes ces petites jeunes filles qui parlent de l' atelier, ces jeunes gens qui rient du bureau, ces bonnes aux gros seins qui rentrent, chargées de leurs achats, ces petits coursiers encore tout jeunots - tout cela est une même inconscience diversifiée dans des corps et des figures différents, comme autant de fantoches mus par des ficelles aboutissant toutes dans les mains d'un être qui demeure invisible. Ils passent en arborant toutes les attitudes qui définissent la conscience, et ils n'ont conscience de rien, parce qu'ils n'ont pas conscience d'avoir conscience. certains sont intelligents, d'autres sont stupides - et ils sont tous également stupides. Certains sont plus vieux, d'autres plus jeunes - et ils ont tous le même âge. Certains sont des hommes, d'autres des femmes - et ils ont tous le même sexe, qui n'existe pas.

Mes yeux revinrent au dos de cet homme, fenêtre par où j'entrevis ses pensées.

Mon impression était exactement semblable à celle que l'on éprouve devant un homme endormi. Tout ce qui dort se retrouve à nouveau enfant. C'est peut-être qu'en dormant on ne peut rien faire de mal, qu'on n'a pas conscience de la vie - en tout cas le plus grand criminel, l'égoïste le plus fermé sur lui-même est sacré, de par une magie naturelle, aussi longtemps qu'il dort. Tuer un homme endormi ou tuer un enfant, je ne vois pas de différence réelle.

Or, le dos de cet homme dort. Cet être qui marche devant moi, d'un pas égal au mien, dort intégralement. Il marche, inconscient. Il vit, inconscient. Il dort, parce que nous dormons tous. La vie tout entière est sommeil. Nul ne sait ce qu'il fait, nul ne sait ce qu'il veut, nul ne sait ce qu'il sait. Nous dormons la vie, éternels enfants du Destin. C'est pourquoi je ressens, si je pense avec cette sensation, une tendresse immense et informe pour cette humanité infantile, pour cette vie sociale endormie, pour tous et pour tout.

C'est un humanitariste direct, sans conclusions ni objectifs, qui m'assaille en ce moment. J'éprouve une tendresse douloureuse, comme celle d'un dieu qui nous contemplerait. Je les vois tous avec une compassion de seul voyant, eux tous ces pauvres diables d'hommes, ce pauvre diable d'humanité. Qu'est-ce que tout cela fait ici ?..."

Fernando Pessoa : Le livre de l'intranquillité Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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