Je pourrais commencer comme ceci : 'toute ressemblance avec des personnages connus ne serait que....' mais le besoin ne se fait pas ressentir ; merci une fois de plus Mr Hugo pour ce texte aux saveurs actuelles.
"Louis Bonaparte est un homme de moyenne taille, froid, pâle, lent, qui
a l'air de n'être pas tout à fait réveillé. Il a publié, nous l'avons
rappelé déjà, un Traité assez estimé sur l'artillerie, et connaît à
fond la manoeuvre du canon. Il monte bien à cheval. Sa parole traîne
avec un léger accent allemand. Ce qu'il y a d'histrion en lui a paru au
tournoi d'Eglington. Il a la moustache épaisse et couvrant le sourire
comme le duc d'Albe, et l'oeil éteint comme Charles IX.
Si on le juge en dehors de ce qu'il appelle "ses actes nécessaires "ou
"ses grands actes", c'est un personnage vulgaire, puéril, théâtral et
vain. Les personnes invitées chez lui, l'été, à Saint-Cloud, reçoivent,
en même temps que l'invitation, l'ordre d'apporter une toilette du
matin et une toilette du soir. Il aime la gloriole, le pompon,
l'aigrette, la broderie, les paillettes et les passe-quilles, les
grands mots, les grand titres, ce qui sonne, ce qui brille, toutes les
verroteries du pouvoir. En sa qualité de parent de la bataille
d'Austerlitz, il s'habille en général.
Peu lui importe d'être méprisé, il se contente de la figure du respect.
Cet homme ternirait le second plan de l'histoire, il souille le
premier. L'Europe riait de l'autre continent en regardant Haïti quand
elle a vu apparaître ce Soulouque blanc. Il y a maintenant en Europe,
au fond de toutes les intelligences, même à l'étranger, une stupeur
profonde, et comme le sentiment d'un affront personnel; car le
continent européen, qu'il le veuille ou non, est solidaire de la
France, et ce qui abaisse la France humilie l'Europe.
Avant le 2 décembre, les chefs de la droite disaient volontiers de Louis Bonaparte: C'est un idiot.
Ils se trompaient. Certes, ce cerveau est trouble, ce cerveau a des
lacunes, mais on peut y déchiffrer par endroits plusieurs pensées de
suite et suffisamment enchaînées. C'est un livre où il y a des pages
arrachées. A tout moment quelque chose manque. Louis Bonaparte a une
idée fixe, mais une idée fixe n'est pas l'idiotisme. Il sait ce qu'il
veut, et il y va. A travers la justice, à travers la loi, à travers la
raison, à travers l'honnêteté, à travers l'humanité, soit, mais il y va.
Ce n'est pas un idiot. C'est tout simplement un homme d'un autre temps
que le nôtre. Il semble absurde et fou parce qu'il est dépareillé.
Transportez-le au seizième siècle en Espagne, et Philippe II le
reconnaîtra; en Angleterre, et Henry VIII lui sourira; en Italie, et
César Borgia lui sautera au cou. Ou même bornez-vous à le placer hors
de la civilisation européenne, mettez-le, en 1817, à Janina, Ali-pacha
lui tendra la main.
Il y en lui du moyen âge et du bas-empire. Ce qu'il fait eût semblé
tout simple à Michel Ducas, à Romain Diogène, à Nicéphore Botoniate, à
l'eunuque Narsès, au vandale Stilicon, à Mahomet II, à Alexandre VI, à
Christiern II, à Ezzelin de Padoue, et lui semble tout simple à lui.
Seulement il oublie ou il ignore qu'au temps où nous sommes, ses
actions auront à traverser ces grands effluves de moralité humaine
dégagés par nos trois siècles lettrés et par la révolution française,
et que, dans ce milieu, ses actions prendront leur vraie figure et
apparaîtront ce qu'elles sont, hideuses.
Ses partisans - il en a - le mettent volontiers en parallèle avec son
oncle, le premier Bonaparte. Ils disent: "L'un a fait le 18 brumaire,
l'autre a fait le 2 décembre; ce sont deux ambitieux. "Le premier
Bonaparte voulait réédifier l'empire d'occident, faire l'Europe
vassale, dominer le continent de sa puissance et l'éblouir de sa
grandeur, prendre un fauteuil et donner aux rois des tabourets, faire
dire à l'histoire: Nemrod, Cyrus, Alexandre, Annibal, César,
Charlemagne, Napoléon, être un maître du monde. Il l'a été. C'est pour
cela qu'il a fait le 18 brumaire. Celui-ci veut avoir des chevaux et
des filles, être appelé monseigneur, et bien vivre. C'est pour cela
qu'il a fait le 2 décembre. - Ce sont deux ambitieux; la comparaison
est juste.
Ajoutons que, comme le premier, celui-ci veut aussi être empereur. Mais
ce qui calme un peu les comparaisons, c'est qu'il y a peut-être quelque
différence entre conquérir l'empire et le filouter.
Quoi qu'il en soit, ce qui est certain, et ce que rien ne peut voiler,
pas même cet éblouissant rideau de gloire et de malheur sur lequel on
lit: Arcole, Lodi, les Pyramides, Eylau, Friedland, Saint-Hélène, ce
qui est certain, disons-nous, c'est que le 18 brumaire est un crime
dont le 2 décembre a élargi la tache sur la mémoire de Napoléon.
M. Louis Bonaparte se laisse volontiers entrevoir socialiste. Il sent
qu'il y a là pour lui une sorte de champ vague, exploitable à
l'ambition. Nous l'avons dit, il a passé son temps dans sa prison à se
faire une quasi-réputation de démocrate. Un fait le peint. Quand il
publia, étant à Ham, son livre sur l'Extinction du paupérisme,
livre en apparence ayant pour but unique et exclusif de sonder la plaie
des misères du peuple et d'indiquer les moyens de la guérir, il envoya
l'ouvrage à un de ses amis avec ce billet qui a passé sous nos yeux:
"Lisez ce travail sur le paupérisme et dites-moi si vous pensez qu'il
soit de nature à me faire du bien."
Le grand talent de M. Louis Bonaparte, c'est le silence."