Juin 2020, ça y est, c’est bon : la situation économique, aux perspectives rutilantes, est maintenant bien carrée comme il faut, la situation sociale est redevenue propre, claire et bien définie avec une société résolument « en marche » à petits pas guillerets, et la situation politique, évidemment apaisée, permet de garantir un avenir républicain serein et plein d’excellentes surprises. C’est pour cela que les sénateurs se sont goulûment penchés sur les sites pornographiques.
Bien évidemment, on comprendra ici que nos augustes parlementaires de la Chambre Haute n’ont pas été fricoter sur ces sites interlopes ou sulfureux mais ont consacré une partie de leur temps pour déterminer ce qu’on allait devoir mettre en place dans le pays pour en réguler (enfin !) l’activité. Et comme le rappelle l’introduction, leur emploi du temps le leur permettait d’autant plus que le pays, dirigé de main de maître par une redoutable phalange de génies, vit probablement ses heures les plus claires, les plus joyeuses au point de baigner maintenant dans une véritable opulence budgétaire insouciante.
Dès lors, nos sénateurs ont mis à contribution toute la redoutable puissance de leur intelligence collective pour formuler une solide proposition de loi dont l’objet porte sur les violences conjugales. Et donc paf sites pornos, évidemment.
Par le truchement habile d’un amendement, cette proposition de loi entend donc imposer une vérification pointilleuse de l’âge des utilisateurs qui viendraient à se rendre sur les sites pornographiques. La lecture des petits paragraphes justifiant l’amendement donne un aperçu du raisonnement minimaliste qui a poussé les sénateurs LR à l’insérer dans cette proposition de loi : comme le texte initial (sur les violences conjugales vous dit-on) tente de protéger les mineurs, ajoutons-y cet amendement d’autant plus qu’il concerne ces sites d’une méchanceté inouïe qui, non content de stocker des contenus que la morale réprouve, s’installent dans des paradis fiscaux inatteignables pour la loi française (ah bon ?).
Bilan : si cette proposition de loi trouve grâce aux yeux des députés, si, de surcroît, cet amendement quelque peu cavalier est accepté, la France pourra s’enorgueillir d’imposer ce qu’aucun autre pays démocratique n’est parvenu à imposer ailleurs, à savoir un filtrage d’accès aux mineurs des sites pornographiques ; il suffira de rappeler que la tentative identique, au Royaume-Uni, s’est soldé par un échec cuisant, tout comme pour l’Islande qui a abandonné en 2013 l’idée d’interdire la pornographie en ligne, ou l’Inde qui, en 2015 et après avoir tenté de bloquer plus de 800 sites, a été obligée de faire marche arrière.
Sans même aller plus loin et en regardant simplement les gamelles que se sont prises les autres pays comparables, on se doute déjà que ces magnifiques tentatives législatives aboutiront surtout à de nouvelles dépenses indues, des tracasseries ridicules et un contournement de la loi aussi rapide qu’impossible à endiguer.
Il faut en effet comprendre que, du point de vue d’un site, quel qu’il soit, la localisation d’un internaute se fait sur la base de son adresse internet, qui peut, par construction même du réseau mondial, être relayée depuis n’importe quel site, y compris étranger. En somme et par l’utilisation d’un logiciel de VPN, n’importe qui pourra accéder à n’importe quel site en plaçant son adresse en dehors de France et, de fait, en dehors de ces restrictions grotesques. Si, d’aventure, ces restrictions devaient voir le jour en France, on peut raisonnablement parier qu’il ne faudra pas plus d’une ou deux semaines pour que les fournisseurs de ces VPN (dont certains, gratuits) enregistrent un afflux de nouveaux utilisateurs français…
Cet échec largement prévisible n’est guère étonnant de la part de nos sénateurs dont le passif, en matière d’internet, est déjà fort lourd : On parle ici de champions du monde des lois intertubes, d’athlètes surentraînés du décret numérique qui bouscule du lolcat, de médaillés du sprint législatif anti-GAFA avec bombes à sous-munitions. On se souvient en effet qu’ils nous avaient déjà régalés avec la sécurisation obligatoire des lignes internet pour mieux choper du pirate, qu’ils avaient tenté l’olympiade du LOL gras avec un (énième) rapport sur les jeux vidéo avec la clairvoyance qui les caractérise, qu’ils s’étaient lancé dans un pentathlon de la grosse déconne en notant finement que « Google favorisait ses propres services » et qu’il fallait donc entraver tout ça bien vite, et avaient même poussé la performance artistique jusqu’à barbouiller de leur incommensurable pertinence la lutte contre le terrorisme sur les intertubes…
Est-il enfin besoin de revenir sur l’Expérience Hadopi, ce véritable feuilleton d’épouvante fiscale en 10 saisons sanglantes dans lequel 88 millions d’euros furent brûlés vifs, sous les yeux de l’internaute, pour parvenir à faire condamner deux ou trois gugusses à de simples amendes ?
Mais le plus beau reste que, conformément au concept « Bootlegers & Baptists » qui montre que, souvent, les lois sont autant poussées par ceux qui chérissent le but affiché que ceux qui recherchent exactement l’effet inverse, cet amendement ridicule a été discrètement propulsé par des lobbies anti-porno (on s’y attend) … et par Marc Dorcel, le pornographe.
Eh oui : nos sénateurs roulent sans le savoir (ou en feignant de l’ignorer) pour tous ces sites porno à accès payant qui imposent déjà, de fait, une vérification de majorité par carte bancaire. Et ces derniers trouvent un intérêt direct à pousser cet amendement qui représente une petite épine dans le pied des sites gratuits…
Petite épine qui sera, on l’a vue, facilement contournée techniquement, aussi sûrement et rapidement que les sénateurs se sont copieusement plantés à chaque fois qu’ils ont tenté de prendre position dans le monde numérique.
Autrement dit, l’objectif initial de protection des mineurs ne sera pas rempli, loin s’en faut. Quant aux majeurs, contribuables qui recevront immanquablement la facture de ces dérapages législatifs, tout indique qu’ils seront à nouveau les acteurs non consentants d’une énième production pornographique de Bercy sur le thème « Oh oui, prends moi fort mon pognon » dans laquelle ils subiront les outrages d’un fisc fucking toujours plus violent.
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