Afghanistan
" Le tenancier de la tchâikhane de Saraï use d'une publicité sans détour : un tronc en travers de la route. On s'arrête - il le faut bien - on aperçoit alors sous l'auvent de feuilles sèches deux samovars qui fument entre des guirlandes d'oignons, les théières décorées de roses alignées sur le braséro, et on rejoint à l'intérieur quelques autres victimes du tronc qui vous accordent un instant d'attention courtoise et reprennent aussitôt leur sieste, leur jeu d'échecs, leur repas.
Il faut reconnaître l'abominable indiscrétion qui règne dans d'autres régions de l'Asie pour mesurer ce que cette retenue a d'exceptionnel et d'appréciable. On pense ici que témoigner trop d'intérêt ou de bonhomie nuirait à l'hospitalité. Selon une chanson populaire afghane, le personnage grotesque, c'est celui qui reçoit son hôte en lui demandant d'où il vient, puis le "tue de questions des pieds à la tête". Vis-à-vis de l'Occidental, les Afghans ne changent en rien leur manière. Pas trace de veulerie, pas trace de ce "psychisme" avantageux que vous opposent certains Indiens médiocres. Est-ce l'effet de la montagne ? C'est plutôt que les Afghans n'ont jamais été colonisés. À deux reprises, les Anglais les ont battus, ont forcé le Khyber Pass et occupé Kaboul. À deux reprises aussi, les Afghans ont administré à ces mêmes troupes anglaises une correction mémorable, et ramené la marque à zéro. Donc pas d'affront à laver ni de complexe à guérir. Un étranger ? Un firanghi ? un homme quoi ! on lui fait place, on veille à ce qu'il soit servi, et chacun retourne à ses affaires.
Quant à ce tronc, qui ne laisse aucune place à l'irrésolution, c'est le bon sens même. Comment résister à la cocasserie de procédés pareils ? Nous étions même prêts à payer le prix fort. Mais il n'en est pas question : le thé est bouillant, le melon à point, l'addition modique ; et, le moment du départ venu, le patron se lève et déplace obligeamment sa solive."
Nicolas Bouvier : extrait de "L'usage du monde" à compte d'auteur, Librairie Droz, Genève,1963. Julliard, Paris, 1964...Du même auteur, dans La Lecturamak :