Continuons à chercher des globes dans ces deux pôles de l’art roman à ces débuts : dans l’Empire germanique et dans la péninsule ibérique.
Article précédent : 3 Dieu sur le Globe : haut moyen âge
Période ottonienne
On classe dans cette catégorie les oeuvres réalisées entre 950 et 1050 dans l’Empire germanique. Elles conservent encore des caractéristiques de l’art carolingien, et illustrent la transition vers les nouvelles tendances de l’art roman : le globe-siège, notamment, va passer totalement de mode.
Une iconographie unique : la Majestas à l’Arbre de vie
Evangéliaire de l’Empereur Heinrich II, vers 1000, BSB Clm 4454 fol-20v, Bayerische StaatsBibliothek , Münich
Commençons par une image très exceptionnelle, qui conserve le goût carolingien pour les références antiques et pour l’empilement des schémas de synthèse quadripartis :
- les quatre Evangiles sont assimilés aux quatre fleuves du Paradis, dont les sources sont représentées par quatre Naïades verdâtres, sortes de sirènes à trois queues ;
- les quatre Eléments sont symbolisés, dans les médaillons, par deux couples de Dieux antiques s’affrontant deux à deux :
- Sol (Feu) et Luna (Eau) horizontalement,
- Caelus (Air) et Tellus (Terre) verticalement.
L‘Arbre soutenu à deux mains par la figure de la Terre, rivalise de fantaisie avec les meilleures inventions de Bosch. Il a des cerises pour fruits, et sept branches qui portent, de bas en haut :
- une épine au bout d’une partie écorcée ;
- deux feuilles jointes en forme de chapeau de champignon,
- trois feuilles déployées.
Puisque les quatre symboles des Evangiles sont associées aux quatre fleuves du Paradis pour former la Fontaine de Vie, l’arbre qui se trouve au centre est un des deux arbres du Jardin d’Eden : pas celui de la Connaissance du bien et du mal, cause du Péché originel ; mais bien l’Arbre de Vie, qui donne l’Eternité à qui mange de ses fruits.
Les moines qui ont conçu cette iconographie ont jugé bon de l’expliquer, à la page suivante, par un texte tout aussi complexe et dense (traduction personnelle) :
Le Christ est Paix, Bonté, Vertu, Lumière et Sagesse.
Il tient en haut le zodiaque, et il tient tout ce qui est en dessous.
Avec l’aide de Dieu, il prend pied sur les lieux amènes du paradis.
Et tout comme lui qui, debout, portant les signes de la Victoire
dans les figures et dans les animaux posés dessus,
Offre, par une même Loi, quatre fleuves mystiques au globe,
Celui qui a soif et qui y boit, vivra sauvé pour l’éternité.
Pax, bonitas, virtus, lux et sapientia Christus
Signiferum supra tenet et generale quod infra :
Hac ope divina paradisi calcat amoena.
Et velut hic stando, victoris signa gerendo
In suprapositis animalibus atque figuris
Flumina lege pari dat mystica quatuor orbi,
Qui sitit inde bibat, salvus per saecula vivat.
L’expression « les signes de la Victoire » désigne directement les moyens de la Victoire du Bien contre le Mal (à savoir les quatre Sources/Evangiles) et implicitement les fruits de l’Arbre de Vie, par référence à un des rares textes qui en parlent :
« Le vainqueur, je lui donnerai à manger de l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu. »
Apocalypse de Jean, II, 7
Un arbre cosmique (SCOOP !)
Mais la partie la plus intéressante du texte est le vers énigmatique « Il tient en haut le zodiaque, et il tient tout ce qui est en dessous« , qui désigne d’une part l’arbre que tient le Christ de la main gauche – et qui est donc a une portée cosmique, et le disque dans sa main droite – à savoir le globe terrestre.
Breviari d’amor, 1400-20, Lyon BM MS.1351 038v
Bien qu’on n’ait conservé aucun diagramme planétaire carolingien, l’ordre de Ptolémée conduit naturellement à une représentation des sept planètes par couples, de part et d’autre du Soleil.
Avec toutes les précautions d’usage, cette présentation rappelle beaucoup les trois étages symétriques de l’arbre de notre miniature, encadré par les Quatre Eléments eux aussi présentées par couples.
Debout contre l’arbre dont les graines produiront, selon la tradition, le bois même de la Croix, le Christ apparaît ici comme le garant du Salut de l’Homme, mais aussi de l’Ordre du Cosmos.
Les Majestas ottoniennes
Sacramentarium Sancti Gereonis Coloniensis, 901-1100
Revenons à une Majestas Domini plus classique : le globe-siège a été conservé, mais le geste du disque digital n’apparaît plus à la période ottonienne.
La présence des séraphins et l’insistance sur l’escabeau (la Terre) au centre du globe-siège (le Cosmos) orientent cette représentation vers celle de la Vision d’Isaïe.
900-999, Manuscrit ottonien MssCol 2557, New York Public Library
Le Christ en jeune homme, assis sur un globe, tient le rotulus aux sept sceaux de l’Apocalypse.
Cette figuration très décorative, très carolingienne d’apparence, constitue une étape de transition vers l’abandon du globe-siège ; rempli de fleurs, il ne représente plus le Cosmos, mais uniquement la Terre, par opposition à la mandorle qui se remplit d‘étoiles cruciformes pour représenter le Ciel.
Du coup l’arceau pour les pieds perd tout symbolisme : ce que l’artiste semble avoir compris puisqu’il le camoufle parmi d’autres arceaux censés représenter des collines.
Sacramentaire réalisé à Fulda et Mayence, 1025–50, Getty MS Ludwig V2 fol 22
La nouvelle formule, qui va devenir hégémonique à l’époque romane, est une mandore céleste, dans laquelle s’inscrivent deux arcs en ciel servant de siège et de marche-pieds. Ici celui du bas est rempli de collines et de fleurs pour rappeler qu’il représente la Terre.
Cette nouvelle formule traduit une volonté de schématisation et de sacralisation : Dieu qui était descendu s’asseoir près de chez nous (fut-ce sur le globe du Monde) rentre dans sa mandorle céleste, dont la Terre n’est plus qu’une région minuscule à la pointe de ses chaussures.
Deux Majestas impériales
L’Empereur Konrad II et son épouse Gisela
Codex Aureus Escorialensis, vers 1045-46, réalisé à l’abbaye d’Echternach, Cod. Vitr. 17, fol 2V, Biblioteca del monasterio El Escorial, Madrid
Mandorle pas hermétique pour tous puisque les mandants de Dieu sur terre, l’Empereur et l’Impératrice, sont admis à y passer la tête pour baiser son Petit Orteil : sans doute parce qu’ils étaient décédés tous les deux au moment où cette enluminure a été réalisée.
Une boutonnière spatio-temporelle (SCOOP !)
Pour comprendre l’image, il faut bien lire les couleurs, qui n’ont pas le même sens partout :
- à l‘extérieur de la mandorle, on passe du vert de la Terre au bleu du Ciel, puis aux couleurs irisées du Paradis où prient les Anges ;
- à l’intérieur de la mandorle, on passe du jaune du globe Terrestre (indiqué comme tel par sa position sous la ligne d’horizon) puis au bleu et au vert du globe du Cosmos, puis au doré du « ciel au dessus du ciel » où seul Dieu réside.
La zone extérieure montre le monde tel que les hommes le voient (y compris une éventuelle apparition angélique tout en haut).
La mandorle fonctionne ici comme une fente chirurgicale qui nous révèle, sous la surface apparente, la réalité telle que Dieu la voit : la Terre englobée dans le Cosmos englobé dans la Divinité.
L’ancien globe-siège est toujours présent, mais visible seulement par la fente.
Cette fonction de rendre visible le monde divin depuis le monde humain nous est confirmée par le texte, en latin mais écrit en caractères grecs, qui monte et descend sur les deux flancs. Il n’a pas été choisi par hasard :
Béni soit à jamais son nom glorieux!
Que toute la terre soit remplie de sa gloire
Psaume 72, 19
benedictum nomen majestatis ejus in æternum;
et replebitur majestate ejus omnis terra.
Ainsi la branche montante conduit au mot Eternité, et la branche descendante au mot Terre.
L’Empereur Heinrich III et son épouse Agnès
Codex Caesareus Upsaliensis, 1045, réalisé à l’abbaye d’Echternach, Uppsala, Carolina Rediviva, Cod. C 93
Cette image, l’équivalente de celle réalisée par les même moines d’Echternach pour le couple impérial décédé, est dédiée au fils de Konrad II, Heinrich III et à son épouse Agnès.
L’image est totalement différente :
- L’Empereur et son épouse, bien vivants, sont représentées debout ;
- la mandorle-boutonnière a été remplacée par une mandorle en huit.
Sa signification est donnée, ici encore, par un psaume habilement coupé en deux et réparti dans les deux cercles :
Le ciel du ciel revient au Seigneur ;
mais il a donné la Terre aux fils des hommes.
Psaume 115, 16
CAELUM CAELIS DOMINO
FILIIS HOMINUM TERRA(m) AUTE(m) DEDIT
La mandorle en huit dissymétrique
L’image apparaît donc comme une succession de trois couches :
- au plus près du lecteur, le Christ, le Tétramorphe et le couple impérial ;
- derrière eux, le globe cosmique avec la Terre au milieu ;
- derrière encore, le « Ciel du Ciel » réservé à Dieu.
Ainsi l’enfoncement de l’oeil dans l’image équivaut à une avancée vers la transcendance.
Les deux parties de cette mandorle sont clairement dissymétriques :
- la partie haute, plus grande et de forme légèrement ogivale, est le domaine réservé de Dieu ;
- la partie basse, plus petite est de forme parfaitement circulaire, est son globe-siège, le Cosmos, accessible à l’Homme.
Dieu en majesté , fol. 7
Codex Hitda, 1000-20 Hochschulbibliothek Darmstadt Hs.1640
Cette enluminure montre que la figure du huit est aussi une préférence esthétique, qui se prête à des variations : elle est ici dupliquée, et c’est ici la partie externe, emplie d’étoiles, qui représente le « Ciel du Ciel« tandis que la partie interne, en bleu, représente le Cosmos. La Terre continue quant à elle a être figurée par l’escabeau, posé en bas du cosmos, rendu par un parallélépipède colorié en deux triangles, et aux faces latérales ornementées.
Le manteau du Seigneur (SCOOP !)
Les deux mandorles, externe et interne, sont simultanément pincées pour former le trône divin…
…d’où les cordons à l’étranglement. On note que les cercles inférieurs sont décorés de festons qui sont absents des cercles supérieurs. C’est à mon sens une tentative pour traduite graphiquement un point marquant de la Vision d’Isaïe :
…je vis le Seigneur assis sur un trône haut et élevé, et les pans de sa robe remplissaient le temple. Isaïe, 6,1
Pour faire bonne mesure, l’enlumineur a profité de l’étranglement pour caser de part et d’autre les quatre roues de la vision d’Ezechiel, (IIII ROTAS) ;
Dédicace de Hitda à Sainte Walburge, fol. 6r
Codex Hitda, 1000-20, Hochschulbibliothek Darmstadt Hs.1640
Dans le même codex, on retrouve sous les pieds de Sainte Walburge un tabouret du même type que celui sous les pieds du Christ : notre enlumineur scrupuleux, pour le désacraliser et montrer qu’il ne flotte pas dans l’air, a pensé à lui rajouter des pieds.
La mandorle en huit symétrique
Le remplacement du globe-siège par la mandorle en huit a fait l’objet de nombreuses expérimentations à l’époque ottonienne. La formule la plus radicale est celle du huit parfait, où deux cercles égaux fusionnent en une forme totalement symétrique et abstraite. Il ne peut donc plus signifier le « ciel du ciel » et le cosmos, mais il garde, comme nous allons le voir, une partie de sa signification d’origine.
Majestas Domini Evangéliaire de Géreon, vers 991, Historisches Archiv, Cologne, Cod. W 312, fol. 12v
Cette composition comporte une mandorle dissymétrique classique sur un fond constitué de quatre étages :
- les quatre prophètes au rez-de-chaussée,
- les évangélistes au premier et au deuxième
- deux anges à l’étage supérieur.
Une quarantaine d’années plus tard, cette composition va être remaniée de manière totalement symétrique, aussi bien pour la mandorle que pour le fond.
Evangéliaire de l’ancienne église Ste Maria ad Gradus, vers 1030, Cod. 1001a fol 1v, Diözesan und Dombibliothek, Cologne
A la différence des compositions quadripartites carolingiennes qui divisent la page en quatre coins, cette image la divise en quatre bandes, avec une symétrie en miroir des moitiés haute et basse : chacune comporte deux Prophètes brandissant chacun son rouleau, deux symboles des Evangélistes et un cercle parfait rempli d’étoiles.
La mandorle en huit, ici parfaitement symétrique, participe à un parti-pris très réfléchi d’équilibre entre le haut et le bas.
Remarquons d’emblée qu’elle n’est pas, ici, un trône de substitution : comme en apesanteur. le Seigneur est assis en dessous et en avant du point de tangence.
Seule entorse à la symétrie de l’image, le globe sous les pieds sert de point fixe à ce flottement. Aucun indice ne nous permet d’y reconnaître la Terre, mis à part la mémoire de la métaphore d’Isaïe, dont n’est plus représentée que la partie « escabeau ».
Toute une chronologie dans l’épaisseur (SCOOP !)
Pour comprendre la subtilité de la composition, il faut la lire, en étudiant le masquage des formes, comme une superposition de transparents :
- tout au fond on trouve les rouleaux des prophètes,
- devant eux le cercle du huit s’inscrit en transparence,
- masqué à son tour par le bout des ailes du Tétramorphe et par le globe-escabeau
- devant lequel s’inscrit le Christ dont le Livre porte un abrégé d’un passage de Apocalypse :
Je suis l’Alpha et l’Omega, le premier et le dernier, le début et la fin
Apocalypse 22,13
EGO sv [m] ALPA ET o [mega] primus.
Ainsi depuis le fond avec les Prophètes (1), le Grand Huit (2), la Terre avec les Evangélistes (3), puis le Christ qui reviendra sur Terre à la fin des temps (4), toute une chronologie de l’Histoire humaine en quatre étapes se déploie dans l’épaisseur du dessin, illustrant visuellement le paradoxe du texte : je suis le Début et la Fin.
La symbolique du Grand Huit (SCOOP !)
Le Grand Huit, pris en sandwich entre le temps des Prophètes et celui des Evangélistes, peint aux couleurs de l’arc-en-ciel, ne peut signifier ici qu’une seule chose : l’Alliance entre Dieu (cercle du haut) et les Hommes (cercle du bas) du temps de l’Ancien Testament, une tangence sans contact.
Ensuite, au temps du Nouveau Testament et des Evangélistes, Dieu a quitté le ciel pour poser ses Pieds sur la Terre, fondant un contact appuyé, une alliance charnelle.
Cette signification de la mandorle en huit – l’ancienne alliance entre Dieu et les Hommes – est spécifique à cette miniature et à son système d’empilement. Ailleurs, elle va conserver le symbolisme de l’Alliance, mais appliquée à un autre couple.
Christ en majesté (antependium de l’Autel de Deusdedit), vers 1000 (schéma)
Musée Fenaille, Rodez
Le Christ de Rodez est quant à lui assis sur le croisement des cercles, comme sur une chaise curule. Les deux cercles, parfaitement tangents, ont des ornementations différentes : carrés alternés en bas, losanges alternés en haut. Or le carré est le symbole de la Terre, tandis que les losanges, peints en vert, feraient une magnifique couronne de lauriers.
Ainsi la figure du Huit porterait ici encore l’idée de l’alliance entre le Haut et le Bas, mais vue uniquement côté Nouveau Testament : l’alliance, dans le Christ, des deux natures divine et humaine
Ce pourquoi le Christ n’est plus devant le croisement : il EST le croisement.
Sacramentaire de Saint-Etienne de Limoges vers 1100
Ici par contre la mandorle en huit est décorée uniformément, du même motif de joyaux que les galons du manteau : il s’agit probablement d’une autre tentative pour évoquer l’image d’Isaïe, l‘expansion du manteau du Seigneur.
La mandorle est donc totalement symétrique, sauf au « noeud », où le galon du haut passe devant celui du bas. Le Christ n’est pas assis dessus, mais décalé de manière à ce que ce soit le Livre qui tombe au niveau du croisement. L’auréole posée sur le cercle du haut lui communique sa nature divine, tandis que les pieds posés sur celui du bas lui impriment leur nature humaine.
Ici encore, la mandorle en huit symbolise l’union des deux natures : l’Humaine, en dessous et au fond, est subordonnée à la Divine, en haut et devant ; et le Livre, par dessus leur noeud, vient sceller à tout jamais cette jonction.
Les Beatus
On appelle ainsi un commentaire sur l’Apocalypse rédigé par le moine Beatus de Liébana. On en a conservé une trentaine d’exemplaires, tous réalisés (sauf un) dans la péninsule ibérique, et qui dérivent certainement d’un prototype commun (disparu). Avec beaucoup de fantaisie et de variété dans le style, ils présentent des compositions stéréotypées, riches en détails et très proches du texte.
Celui-ci comporte plusieurs scènes où Dieu apparaît en majesté. Il est intéressant de comparer quelques-uns de ces manuscrits en prenant comme échantillon-témoin toujours les deux mêmes passages :
- Le trône de Dieu et la cour céleste (Apocalypse 2,4)
- Le Cantique de louange sur la ruine de Babylone (Apocalypse 19,1-9).
Une Apocalypse ottonienne
Pour bien comprendre la singularité des Beatus, regardons comment sont traitées les deux mêmes passages dans un manuscrit ottonien, qui n’est pas le commentaire par Beatus, mais le texte original de Saint Jean : l’Apocalypse de Bamberg, réalisée ‘par les moines de l’abbaye de Reichenau.
Le trône de Dieu et la cour céleste Apocalypse 2,4 Folio 10 v
Apocalypse de Bamberg, vers 1000, Staatsbibliothek,Bamberg, MS A. II. 42d
« Celui qui était assis avait un aspect semblable à la pierre de jaspe et de sardoine; et ce trône était entouré d’un arc-en-ciel, d’une apparence semblable à l’émeraude. Autour du trône étaient vingt-quatre trônes, et sur ces trônes vingt-quatre vieillards assis, revêtus de vêtements blancs, avec des couronnes d’or sur leurs têtes. Du trône sortent des éclairs, des voix et des tonnerres; …. et sept lampes ardentes brûlent devant le trône: ce sont les sept Esprits de Dieu. En face du trône, il y a comme une mer de verre semblable à du cristal et devant le trône et autour du trône, quatre animaux remplis d’yeux devant et derrière… Ces quatre animaux ont chacun six ailes… Puis je vis dans la main droite de Celui qui était assis sur le trône un livre écrit en dedans et en dehors, et scellé de sept sceaux« Apocalypse 2-4 a 3-1
L’image essaye le suivre le texte, mais difficilement :
- huit vieillards au lieu de vingt quatre, et ils ne sont pas assis sur des trônes ;
- pas d’yeux sur les animaux, et leurs six ailes sont déportées sur la face ronde en bas ;
- le livre est un rotulus ouvert, sans les sceaux et tenu de la main gauche.
Ne sachant pas comment illustrer le « trône entouré d’un arc-en-ciel <et d’où> sortent des éclairs », l’artiste en reste à la solution traditionnelle :
- un arc-de-cercle servant de siège ;
- un globe terrestre (la terre verte entourées d’eau bleue et d’air blanc) servant de marchepieds, sur lequel il branche cinq éclairs.
Cantique de louange sur la ruine de Babylone, Apocalypse 19,1-9, fol 47v
Apocalypse de Bamberg, vers 1000, Staatsbibliothek,Bamberg, MS A. II. 42d
Un autre passage de l’Apocalypse, le Cantique sur la ruine de Babylone, décrit une nouvelle apparition de la Divinité, mais il n’y est plus question ni de livre, ni d’éclairs ; le texte parle en revanche d’un manteau blanc, et d’un ange devant lequel Saint Jean se prosterne.
L’artiste, avec économie, a repris la composition de la première planche, en supprimant le globe (puisqu’il n’y a plus d’éclairs à caser) et en rajoutant le manteau blanc.
Une série iconographique stable : les Beatus
Commençons par le Beatus de Silos, pratiquement contemporain de l’Apocalypse de Bamberg.
Apocalypse 2-4, fol 83r Apocalypse 19,1-9, fol 194v
Beatus de Silos, 1109, British Library Add.11695
Dans un style très géométrique et schématique, ces deux scènes montrent bien le respect scrupuleux du texte propre aux Beatus :
- les vieillards sont bien vingt-quatre et assis sur des trônes ;
- le livre est carré et avec six seaux (le septième doit être caché par le pouce) ;
- l’arc-en-ciel est bien autour du trône, avec les éclairs qui en sortent ;
- on voit les sept lampes et la mer de cristal (du vert émeraude que le texte attribue au trône).
La seule divergence par rapport au texte est le livre tenu de la main gauche, due à la nécessité de bénir de la main droite.
Quelques choix graphiques sont spécifiques à cette image dans tous les Beatus :
- les quatre animaux sont omis ;
- le corps endormi de Saint Jean est allongé en bas ;
- il tient en laisse son Aigle qui, tel un moderne drone, est monté se placer au plus près de l’Apparition (l’oiseau symbolise bien sûr son esprit, qui s’échappe pendant le sommeil).
C’est dans la seconde scène, celle du Cantique sur la ruine de Babylone, que les Beatus décalent le Tétramorphe : cette seconde image est donc une Majestas Domini traditionnelle, que seul le registre inférieur (Jean s’agenouillant devant l’Ange) rattache à ce moment particulier de l’Apocalypse.
A noter un petit détail qui diffère ici des autres Beatus : le Christ bénissant tient de la main gauche une hampe en forme de croix, à la place du livre habituel.
Apocalypse 4,2 Apocalypse 19,1-9
Beatus de Gérone, 975, Ms.7, cathédrale de Gérone
Les éclairs sont figurés par des flèches. Les sièges sont de deux sortes, en A ou en X. Dans la Majestas Domini, la main gauche tient bien le Livre.
Apocalypse 4,2 Apocalypse 19,1-9
Beatus de l’Escorial, 1000 , Bibliothèque royale de l’Escurial
Ce manuscrit montre un extrême en terme de stylisation et simplification (dues en partie au fait qu’ici les deux images ne sont pas pleine page).
Dans la première image, on note en bas l’ajout de la mer avec des poissons, pour indiquer que la vision a lieu sur l’île de Patmos.
Dans la seconde il ne reste pas grand chose de la Majestas Domini : le trône et le Tétramorphe ont été éliminés.
Apocalypse 4,2 Apocalypse 19,1-9
Beatus d’Osma, 1086 , Burgo de Osma, Archivo de la Catedral, Cod. 1
Dans cette version elle-aussi très simplifiée, l’artiste a eu l’idée, dans les deux images, de faire porter l’arc-en-ciel par deux anges.
Mais l’intérêt particulier de ce manuscrit est l’ajout, juste après la première scène, d’une image supplémentaire par rapport à la structure habituelle des Beatus, et qui est une Majestas Domini à part entière :
- la mandorle est en lévitation au milieu du ciel, non plus portée, mais seulement désignée par un ange ;
- les symboles du Tétramorphe apparaissent aux quatre angles ;
- entre eux s’intercalent dix anges musiciens, jouant de la cymbale ou du psaltérion.
Cet exemple montre l’influence, sur les enlumineurs des Beatus, des grandes compositions romanes qui commencent à fleurir aux tympans des églises. Elle montre aussi que la Majestas Domini se veut une image synthétique, indépendante de tel ou tel épisode de l’Apocalypse : sont significatifs à cet égard le sigle XPS qui désigne la figure comme étant le Christ, et la présence de deux livres : celui de l’Apocalypse, fermé avec ses sept sceaux ; et celui, ouvert, de l’Evangile.
Le Beatus de Saint-Sever
Apocalypse fol 121v 122r, Artiste A
Beatus de Saint Sever, vers 1050 , BNF MS Lat.8878, Gallica
Terminons par ce Beatus, un des plus tardifs et le seul connu à avoir été copié à l’époque romane au nord des Pyrénées.
Cette extraordinaire double page n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre :
- à la suite d’E.Mâle [1], toute une école d’historiens d’art y voit le prototype plus ou moins direct du tympan roman de Moissac ;
- pour une autre école (Schapiro, Grodecki [2]), c’est l’inverse : la preuve que les Beatus tardifs ont été influencés par l’art roman.
Sans prendre parti dans la polémique, précisons pourquoi cette image est si particulière.
Apocalypse fol 120v 121r Artiste B
Beatus de Saint Sever, vers 1050 , MS Lat.8878 BNF Gallica
On trouve juste avant elle une autre image double page, attribuée à un artiste différent, qui illustre le paragraphe 7,9 de l’Apocalypse :
« Après cela, je vis une foule immense que personne ne pouvait compter, de toute nation, de toute tribu, de tout peuple et de toute langue. Ils étaient debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches et tenant des palmes à la main. »
Il a été décidé ici de consacrer à ce passage deux illustrations consécutives, l’une montrant l’Adoration de l’Agneau et l’autre celle de Dieu. L’inscription dans le cadre en haut de la seconde illustration, difficilement lisible, est d’ailleurs la suite immédiate du texte, légèrement modifiée à la fin pour préciser qu’il s’agit de l’Adoration de Dieu :
« Et tous les anges se tenaient autour du trône, autour des vieillards et des quatre animaux; et ils se prosternèrent sur leurs faces devant le trône <et ils adorèrent Dieu>« . Apocalypse 7,11.
La suite du texte explique pourquoi Dieu est représenté de manière si particulière, en posture impériale avec lance et médaillon (sur ce dernier détail, voir 3 Dieu sur le Globe : haut moyen âge) :
Amen! La louange, la gloire, la sagesse, l’action de grâces, l’honneur, la puissance et la force soient à notre Dieu, pour les siècles des siècles! Apocalypse 7,11.
Comme le remarque L.Grodecki [2] , cette image remplace l’illustration habituelle du paragraphe 4,2, manquante dans ce Beatus si particulier.
Passons maintenant à notre seconde image-témoin, qui elle est bien présente à l’emplacement habituel :
Apocalypse 19,1-9, fol 199r, Artiste B
Beatus de Saint Sever, vers 1050 , MS Lat.8878, BNF, Gallica
Il s’agit bien ici d’une Majestas Domini christique, comme le montre l’abréviation CRistuS DoMinuS.
Deux Majestas bien distinctes (SCOOP !)
Fol 121v 122r (détail) Fol 199r (détail)
Nous sommes donc dans ce riche manuscrit en présence d’un cas chimiquement pur de distinction entre les deux formules du trône, associé aux deux personnes de la Majestas :
- le globe-siège pour celle de Dieu « Puissant et fort », barbu avec lance et médaillon;
- le trône avec coussin pour celle du Christ imberbe.
Références : [1] Emile Male, « L’art religieux du XIIe siècle en France : étude sur les origines de l’iconographie du Moyen Age », p 4 https://archive.org/details/lartreligieuxdux00mluoft/page/4 [2] Louis Grodecki, « Le problème des sources iconographiques du tympan de Moissac » Annales du Midi Année 1989 H-S 1 pp. 417-426 https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_1989_hos_1_1_2917Article suivant : 5 Dieu sur le globe : l’âge d’or des Majestas