Selon le shivaïsme du Cachemire, le monde n'est pas un néant pur et simple (tuccha), mais plutôt une figure ambiguë : il se présente comme parfait ou comme imparfait selon qu'il est connu intégralement ou connu partiellement.
En cela, il ressemble à ces figures ambiguës. Du reste, Maheshvarânanda, auteur de cette tradition qui vécut au temple tamoul de Cidambara, dit ce verset dans son Florilège de la vérité intégrale (Mahârthamanjarî, 28) :
आलेख्यविशेष इव गजवृषभयोर्द्वयः प्रतिभासः ।
एकस्मिन्नेवार्थे शिवशक्तिविभागकल्पनां कुर्मः ॥ २८॥
"C'est comme l'un de ces dessins extraordinaires
qui présentent la double apparence d'un éléphant et d'un buffle.
En une seule et même réalité nous forgeons deux parties : Shiva et Shakti."
Whitney Cox, dans sa thèse sur ce texte fascinant, qui s'inscrit dans la tradition du Cachemire mais qui n'a pas été composé au Cachemire, partage un bas-relief sur un temple datant de 1170, soit à peu près l'époque de l'Auteur :De la droite, l'éléphant ; de la gauche et en bas, le buffle. Mais les deux apparaissent en une seule et même matière, une seule "substance" comme traduit Silburn. Artha, en sanskrit, désigne ce que la conscience vise et peut viser : objet, fin, but, profit, sens, signification, vérité.Maheshvarânanda explique, dans son auto-commentaire intitulé "Le Parfum" (Parimala), que la figue qui se manifeste change selon la concentration de l'attention (niveshya-yuktyâ, anusamdhâna). L'attention est ce pouvoir de la conscience de "découper" (âlekhana) en excluant (apohana) certains éléments au profit de certains autres, comme quand on écoute une conversation au milieu du brouhaha. Cette activité, présente au coeur de toute vie quotidienne (vyavahâra) est l'activité de découpage conceptuel (vikalpana), qui à la fois rend possible la vie ordinaire, et enferme la conscience infinie dans des choix qui diminuent à chaque fois sa puissance. Nous retrouvons-là le thème ancien de la liberté employée pour amoindrir la liberté. Or, pour que la liberté se reconquiert, elle doit mûrir et passer par la reconnaissance de sa propre essence. La conscience doit se reconnaître, sans quoi elle continuera d'employer ses pouvoirs pour jouer à se détruire, à s'aliéner. Il serait tentant de transposer à d'autres mythes, comme Prométhée, ou à d'autres doctrines, comme l'analyse de l'appauvrissement de l'employé proposée par Marx.