La représentation officielle du Seigneur en majesté (Maiestas Domini) n’a rien d’une vue d’artiste : le plus codifié de tous les sujets a néanmoins évolué au cours des siècles, selon des voies que nous ne comprenons pas toutes, dont les chaînons manquants ont disparu, et qui ne font pas consensus parmi les historiens d’art. Le sujet étant inépuisable, je me focalise ici sur une formule peu courante qui se prête à une étude isolée et chronologique : celle où le Seigneur est assis ou debout sur un globe.
La question de l’influence de l’iconographie antique sur l’iconographique chrétienne est très large et controversée. Pour André Grabar, les représentations du Dieu trônant ne sont qu’une transposition chrétienne du vocabulaire impérial de la souveraineté [1]. Thomas Mathews [2], au contraire, refuse toute influence du politique sur le religieux.
Sans entrer dans la discussion, il est utile de présenter auparavant les six formules sous lesquelles, à Rome, on peut trouver un haut personnage debout ou assis sur un globe (le cas où il le tient en main est hors du cadre de cette série d’articles).
1 Un pied sur le globe
L’Empereur Auguste
Apothéose d’Auguste
Bas relief, 43 ap JC, Ravenne
Auguste a ici les attributs de Jupiter : la main droite devait tenir un sceptre ou une lance et la gauche la foudre. Il pose son pied gauche sur le globe céleste entouré des signes du zodiaque. J. Charbonneaux ([3], p 266) fait remarquer qu’un des trois signes visibles, le Scorpion, fait sans doute allusion à l’Eloge d’Auguste par Virgile :
« soit que, nouvel astre d’été, tu te places parmi ceux qui président aux longs mois, entre Érigone et le brûlant Scorpion, qui déjà retire devant toi ses serres enflammées et te cède le plus grand espace des cieux », Géorgiques, chant 1
Le cercle zodiacal sous le pied de l’Empereur illustre quasi littéralement l’expression de Virgile dans le même passage : « souverain régulateur des saisons ».
La Victoire
Néron, Hémidrachme de Caesaria (Cappadoce), 54-63
Le pied droit sur le globe, la Victoire grave une inscription sur un bouclier (probablement les lettres SPQR que nous verrons plus bas, sur une autre monnaie de Néron).
L’Eternité
As de Titus , 80-81
La déesse Aeternitas (symbolisant l’Eternité de l’Empereur) apparaît ici tenant un sceptre et une corne d’abondance, le pied gauche posé sur le globe en signe de domination. L’abréviation SC signifie SENATVS CONSVLTO (par décret du sénat)
2 Le globe piédestal
La Victoire
La Victoire à la Pyrrhus
En 273 avant JC, Pyrrhus avait fait édifier à Tarente, après sa victoire (provisoire) à Héraclée, une statue de la Victoire debout sur un globe, aujourd’hui perdue.
La victoire stéphanophore
Victoriat, 211 av JC
Mis à part cette statue, la Victoire à cette époque n’est pas figurée sur un globe. Son attribut distinctif est la couronne de lauriers qu’elle élève pour l’offrir à un trophée, comme ici, ou à un vainqueur.
Vénus victrix
Denier de César, 44 avant JC, collection privée
Dans cette représentation de Vénus Victrix, la déesse tient de la main droite une petite Victoire et de la main gauche un bouclier posé sur un globe céleste.
Le globe nicéphore
Quinze ans plus tard, après sa victoire à Actium, Auguste fait ramener à Rome la statue élevée par Pyrrhus à Tarente.
Denier d’Octave Aureus d’Octave
30-29 av JC, Collection privée
C’est donc montée sur un globe que la Victoire apparaîtra désormais sur les monnaies, tenant de la main gauche une palme ou un étendard (vexilum).
Le Phénix
Aureus d’Hadrien, 117-118
Le phénix, symbole de la renaissance éternelle, apparaît sous Hadrien, période à partir de laquelle le concept d’Eternité se transfère de l’Empereur à Rome.
Sesterce d’Antonin le Pieux avec le buste de Faustine, 141-161 Aureus de Volusien, 251-53, British Museum
On le trouve rapidement posé sur un globe, comme attribut de la déesse Aeternitas, assise ou debout sur le trône.
Cultes à mystères
Phanes debout sur son oeuf et zodiaque, 2e siècle, Modène, Italie Léontocéphale provenant de la Villa Albani, 2e siecle, Museo Gregoriano Profano, Musées du Vatican, Rome
Dieu principal de l’orphisme, Phanès est né de l’œuf primordial créé par Nyx, brisé en deux par Chronos et sa femme Ananké. Une fois l’œuf brisé, la partie du dessous devient la Terre et la partie du dessus le ciel. Il ne s’agit donc pas ici d’un globe à proprement parler.
Sur l’idole mythraïque de droite, le mystère est complet.
3 Le globe-siège
Urania
Aphrodite Urania, monnaie d’Uranopolis Macédoine, 300 av JC
La plus ancienne figuration d’une divinité assise sur un globe est grecque, et concerne la forme céleste d’Aphrodite, née selon Hésiode des organes génitaux sectionnés d’Uranus, le dieu du Ciel. Le globe représente donc ici, très naturellement, le Cosmos.
La Victoire
7-8, Auguste, Lugdunum, British Museum
Beaucoup moins souvent que debout sur une boule, on rencontre parfois la Victoire assise sur un globe : ici elle tient à deux mains sa couronne de lauriers.
L’Eternité
As d’Antonin le Pieux avec le buste de Faustine, 141-161, British Museum
En même temps que la formule où Aeternitas est assise sur un trône, on la trouve assise sur un globe : mais pour éviter la redondance, le globe avec le phénix a disparu.
Denier d’Antonin le Pieux, 140-44, Bristish Museum
Ici, le globe-siège de l’Eternité est attribué à l’Italie, portant une couronne tourellée et tenant un sceptre et une corne d’abondance.
Roma aeterna
Aureus de Maximinus II, 306-07, British Museum
Pour éviter également la redondance, comme le globe est sous les pieds de la petite Victoire, c’est sur un bouclier rayonnant que Rome éternelle est assise…. pour une des toutes dernières fois :
« Désormais au IVe siècle, chaque Empereur est qualifié d’aeternus : point n’est besoin du truchement de Roma qui disparait des revers monétaires…. l’éternité est un attribut direct du pouvoir impérial, qualifié aussi de perpetuus et de sempiternus. Cette éternité des Empereurs est liée comme auparavant à la Temporum renovatio et chaque début d’année «recharge» cette éternité qui apporte la prospérité générale. C’est le mouvement perpétuel, c’est l’agitation continue, ces voyages sur les frontières d’une capitale à une autre qui renvoient le mieux l’image de cette éternité… C’est le mouvement cosmique qui est transposé sur terre grâce à la présence d’un Empereur qui semble avoir un don d’ubiquité…. Les éternitée de Dieu et de l’Empereur ne peuvent entrer en conflit : parallèles, elles ne sauraient se rencontrer qu’à l’infini » Robert Etienne ([4], p 449)
Le fils de l’Empereur
Aureus de Domitien, avec buste de Domitia, 82-83, Bristish Museum Denier de Domitien, 88-96
Il s’agit ici d’un cas très particulier : après la mort de son enfant (vers 77-81), Domitien le fit représenter comme un jeune Jupiter assis sur un globe cosmique, avec ses mains levées vers sept étoiles (peut être les sept planètes ou bien les Septentriones, les sept étoiles de la Grande Ourse). Cette figuration a soulevé de nombreuses spéculations en lien avec la datation du texte de l’Apocalypse, qui fait mention de sept étoiles dans la main de Dieu.
La déesse Tellus
Médaillon de Commode en Janus, 187, orichalque
Sans soute frappé à l’occasion de la nouvelle année en 187, ce médaillon à portée cosmique présente d’un côté l’Empereur sous forme de Janus, le Dieu des commencements et des fins, et de l’autre « Tellus stabilita« , « la Terre solidement établie«
Tellus, déesse de la Terre, est représentée allongée en compagnie de ses quatre enfants, les Saisons, qui courent autour du globe étoilé. Celui-ci est donc une image de fixité, de stabilité. Et si bien sûr la déesse de la Terre ne peut décemment pas s’asseoir sur le Ciel, quelqu’un d’autre, trente ans plus tard, va le faire à sa place.
L’Empereur
On ne connait qu’un seul cas où l’Empereur est figuré, à la manière d’Aeternitas, assis sur le globe cosmique.
Médaillon de l’Empereur Severe Alexandre, 222-35 [5]
« C’est un médaillon à l’effigie d’Alexandre Sévère et de Julia Mammaea : on voit, avec la légende Temporum Felicitas, au revers, Alexandre assis de face sur le globe étoilé, portant le sceptre de la main gauche, la droite posée sur le cercle zodiacal que traversent les Saisons; il est couronné par la Victoire et à sa droite le Génie du siècle d’or porte le sceptre ». [3]
Médaillon de l’Empereur Tacite, 276
La même figuration a été reprise par l’Empereur Tacite, avec le mot « Aeternitas ».
Son grand intérêt est que, malgré la répugnance romaine pour la redondance, elle combine deux figures circulaires :
- la sphère étoilée sur lequel siège l’Empereur, qui représente l’éternité statique du cosmos ;
- le cercle zodiacal qu’il fait tourner avec sa main, et au travers duquel passent les quatre saisons : l’Eternité vue sous sa forme dynamique, comme répétition infinie.
Dans ce rôle de garant des rythmes universels, l’Empereur emprunte les prérogatives du dieu spécialisé, Aiôn.
4 Dans un cercle (Aiôn)
Selon l’expression de Marie-Henriette Quet [5] Aiôn représente « la Durée éternelle, garante du déroulement régulier et continu des cycles du Monde. »
Aiôn
Mosaïque d’une villa de Sassoferrato, 200-250 Glyptothek, Munich
Parfois il est représenté au centre du cercle zodiacal qu’il fait tourner de la main. On retrouve également Tellus et ses quatre enfants, les Saisons.
Plat de Parabiago
Fin du IVème siècle, Musée arxchéologique, Milan
Sur ce plat d’un culte à Cybèle et à son fils Attis (les deux assis dans le char), on reconnaît à droite Aiôn dans son cercle, à côté d’un serpent enroulé qui représente probablement le Temps. On se sait pas qui est la figure qui soutient le cercle zodiacal à bout de bras. En revanche on reconnaît Tellus allongée un peu plus bas, les quatre Saisons, et le dieu Océan.
Aureus au zodiaque d’Hadrien (119-122), British Museum
Aiôn est représenté faisant tourner le Zodiaque de la main gauche, et tenant dans la droite le phénix sur son globe. Pour Marie-Henriette Quet [6], l’inscription SAECulum AUReum montre qu’il personnifie ici l' »Eternité d’Or » : tandis que sous Trajan s’était établie une équivalence spatiale entre l’Empire et le Cosmos (le globe sous sa forme statique), ce nouveau concept ajoute « une équivalence temporelle assimilant l’éternité de Rome non plus à la succession de siècles linéaires, mais au déroulement sans fin des cycles cosmiques. »
5 En contact lointain avec un globe
Neron, As, 54-58 collection privée
Le globe apparaît ici sous une forme très discrète : un signe de ponctuation effleuré par la pointe du buste de l’Empereur. Côté pile, la Victoire à pieds porte un bouclier marqué SPQR (Senatus PopulusQue Romanus) .
L’empereur Commode avec les attributs d’Hercule
180-193, Musée capitolin, Palais des Conservateurs, Rome
Le globe céleste apparaît tout en bas d’une figure tellement chargé de symboles (une Victoire agenouillée, deux cornes d’abondance, une pelta, plus tous les attributs d’Hercule) que certains lui prêtent une intention ironique, devant le déséquilibre évident entre le buste énorme et son support [7]. La bande zodiacale montre les signes du Taureau, du Capricorne et du Scorpion.
6 Sous une voûte (Caelus)
Je résume ici l’analyse de D.Colling et L.Zeippen [8]
Caelus lors de la Bataille de Tapae contre les Daces, Colonne Trajane (photo D.Colling )
Caelus, le Dieu des Cieux, est l’équivalent d’Uranus chez les Romains : il est ici représenté avec un voile en arc-de-cercle au dessus de sa tête, représentant la voûte céleste :
« Varron, expliquant un vers d’Ennius, dit que ce rideau arrondi, nommé courtine d’Apollon, figurait l’espace compris entre la terre et le ciel : « Cava cortina dicta, quod est inter terram et cœlum, ad similitudinem cortinae Ap0llinis » Xavier Barbier de Montault [9]
Nox, Colonne Trajane Rome (photo D.Colling )
Cette métaphore entre la voûte céleste et un voile se retrouve, sur la même colonne Trajane, dans cette figuration de Nox, déesse de la Nuit, qui selon certains poètes est la fille de Caelus et de Tellus.
Dioclétien et Maximien au-dessus de Coelus et Tellus Arc de Galère, Thessalonique
Ici, au lieu de surplomber la scène, on trouve Caelus et Tellus servant de repose-pieds aux deux empereurs, que des Victoires de part et d’autre viennent couronner de lauriers.
7 Tenant un globe
Sol de Maximien II Daia, 305-07, British Museum Sol de Constantin, 321, British Museum
Pratiquement tous les empereurs ont été figurés tenant un globe dans la main. On voit dans ces deux monnaie qu’il s’agit aussi d’un attribut du soleil, le dieu Sol avec sa couronne radiée. Dans la seconde monnaie, le dieu a confié le globe à l’Empereur et se contente de le couronner par derrière : dernière passation de pouvoir païenne malgré la légalisation du christianisme, en 313.
En conclusion : globe céleste ou terrestre ?
Je me contente ici de reprendre la conclusion inattendue d’Arnaud Pascal qui, après avoir établi la typologie détaillée des globes présents sur les monnaies antiques, conclut qu’il ne représentent jamais la planète Terre (dont on connaissait pourtant la rotondité depuis Eratosthène) mais toujours le Cosmos dans son entier, avec des significations variables :
« il est en effet probable que la sphère céleste, dans la mesure où elle ne cesse jamais d’être perçue comme telle, peut avoir eu plusieurs sens différents selon le contexte dans lequel elle a été placée… Il est vain de considérer que le globe céleste est l’attribut de l’empereur en soi : selon qu’il est à ses pieds, que l’empereur appuie un pied sur lui, qu’il le tient à la main, qu’il est surmonté ou non d’une victoire, que l’empereur est debout ou assis, nu, en toge ou cuirassé, qu’il appuie sur lui un gouvernail ou qu’il se trouve par rapport à lui dans l’attitude d’un philosophe ou d’un astronome, le sens peut varier de façon considérable, dans la mesure où le globe sera moins l’attribut de l’empereur que celui de l’allégorie dont il choisit de prendre l’attitude et les symboles ». ([10], p 110)
Une série de ruptures
Contrairement à d’autres emblèmes du pouvoir romain, le globe n’est pas passé continûment de la figure de l’Empereur païen à celle du Dieu chrétien. Bien au contraire, il faudra des centaines d’années d’oubli pour que réapparaissent puis s’éclipsent à nouveau certaines des formules que nous venons de voir :
- le globe-piédestal (époque paléochrétienne puis fin du Moyen-Age) ;
- le globe-siège (époques paléochrétienne puis carolingienne) ;
- le cercle englobant (époque romane, sous la forme de la mandorle).
Le globe sous un seul pied ne refera pas surface, mais le Christ finira par adoptera une posture inconnue des Empereurs romains : assis les deux pieds sur le globe.
Prochain article de la série : 2 Dieu sur le Globe : époque paléochrétienne
Références : [1] André Grabar, « L Empereur Dans L Art Byzantin Recherches Sur L Art Officiel De L Empire D Orient », 1936,
https://archive.org/details/grabarandrelempereurdanslartbyzantinrecherchessurlartofficieldelempiredorient1936compressed/mode/2up [2] Thomas Mathews, The Clash of Gods. A Reinterpretation of Early Christian Art, Princeton, 1993 [3] J. Charbonneaux « Aiôn et Philippe l’Arabe », Mélanges de l’école française de Rome Année 1960 72 pp. 253-272 https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-4874_1960_num_72_1_7469#mefr_0223-4874_1960_num_72_1_T1_0256_0004 [4] Robert Etienne « Aeternitas Augusti-Aeternitas Imperii. Quelques aperçus » Actes du Colloque international (Besançon, 25-26 avril 1984), Collection de l’Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité Année 1986 329 pp. 445-454 https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1986_act_329_1_1685 [5] Marie-Henriette Quet « La mosaïque dite d’Aiôn de Shahba-Philippopolis, Philippe l’Arabe et la conception hellène de l’ordre du Monde, en Arabie, à l’aube du christianisme » Cahiers du Centre Gustave Glotz Année 1999 10 pp. 269-330 https://www.persee.fr/doc/ccgg_1016-9008_1999_num_10_1_1508#ccgg_1016-9008_1999_num_10_1_T1_0281_0000 [6] Marie-Henriette Quet « L’aureus au zodiaque d’Hadrien, première image de l’éternité cyclique dans l’idéologie et l’imaginaire temporel romains » Revue Numismatique Année 2004 160 pp. 119-154 https://www.persee.fr/doc/numi_0484-8942_2004_num_6_160_2555 [7] https://en.wikipedia.org/wiki/Commodus_as_Hercules [8] Colling, David ; Zeippen, Laetitia, « Un fragment au « personnage voilé » dans les collections de dans les collections de l’Institut Archéologique du Luxembourg : analyse et interprétations » dans Bulletin trimestriel de l’Institut Archéologique du Luxembourg, Vol. 85, no. 1-2, p. 56-65 (2009) http://dial.uclouvain.be/downloader/downloader.php?pid=boreal:73842&datastream=PDF_01 [9] Xavier Barbier de Montault, « La Bibliotheque vaticane et ses annexes le musee chretien, la salle des tableaux du moyen age, les chambres Borgia, « , 1867, p 110 [10] Arnaud Pascal, « L’image du globe dans le monde romain : science, iconographie, symbolique », Mélanges de l’école française de Rome Année 1984 96-1 pp. 53-116 https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1984_num_96_1_1404