En juillet 1518, à Strasbourg, en Alsace, Frau Troffea sort nu pieds de chez elle et se met à danser avec ferveur. Sur une musique imaginaire.
Elle dansera comme ça, sans explications, pendant 4 à 6 jours. Au bout de la première semaine, 34 personnes, hommes, femmes et enfants, se joignent à elle et dansent aussi. Au bout d'un mois, ils seront autour de 400 à danser dans les rues. Les médecins se penchent sur la question. Les autorités locales aussi. Les sermons d'église questionnent l'événement. On fabrique une scène et on y place des musiciens qui leur donneront de la musique. Pour au moins justifier, peut-être même inspirer les mouvements. Mais bien vite, on trouvera malsain de nourrir la chose.
L'écriture pour diffusion publique est toute récente, on écrit beaucoup sur le sujet sans jamais comprendre ce qui se passe. La psychose collective, la révolte impuissante, le simple désir de folie, toutes les théories sont évoquées et aucune conclusion n'en sera jamais tirée.
On prétend que le 15 juin 1237, à Erfurt, en Allemagne, le 24 juin 1374, aux Pays-Bas, à Aix-en-Chapelle en 1417 et en Alsace l'année suivante, la même chose s'était aussi produite.
Le mari de Frau Troffea tente de la convaincre de se raisonner, elle qui danse les pieds ensanglantés, mais rien n'y fait. Il y a un filtre entre la tête de sa femme et ses propos. Elle danse, sans arrêt. Au fond de l'épuisement.
Ça s'arrête tout seul un mois plus tard et plus personne n'y fait allusion.
Comme un rêve. Entre le délire collectif et le cauchemar.
Ma conjointe aura 50 ans dans 9 jours. En cette ère de confinement, il est devenu impossible de faire la fête prévue. Elle aura 50 ans, une autre fois. Mais on ira quand même à Québec ensemble le week-end prochain et iront voir parents et amis pendant deux jours. J'y tricote quand même quelques surprises virtuelles en complicité avec les enfants, mais c'est elle qui le dit, elle ne veut rien de majeur comme événement. Elle sait que "vivre ensemble" dans la pandémie est devenu un vrai fardeau d'évaluation du niveau d'inquiétude d'autrui. Dans les villages, quand tu arrives du "vilain" Montréal, c'est pire.
Pour ne pas inquiéter personne de nos présence montréalaises dans leur chaumières, j'ai tenté de réserver une chambre au Concorde.
Appeler quelque part de commercial, était déjà largement filtré depuis plusieurs années, mais là, j'ai frappé un mur.
Il me semble que c'était hier que si je voulais me réserver une chambre, j'appelais simplement au dit, hôtel, rien de chinois, je demandais "j'aimerais connaître le tarif pour une chambre pour deux" et que moins de 3 minutes plus tard, je savais que ça m'en coûterait 129$ la nuit.
J'ai composé trois numéros de téléphone différents pour rejoindre le Concorde. Ils avaient tous un répondeur pas complètement chinois, mais en anglais. Aux deux premiers, je me suis dit que je ne pouvais pas être au bon endroit, bien que je comprenne qu'on vise les clients internationaux, étrangers. Au troisième, j'avais vraiment vérifié partout, j'avais le bon #, tout était encore en anglais. J'ai quand même choisi l'option si précieuse et si rare "parler à quelqu'un". Au bout de 20 minutes d'attente sur une musique imbuvable coupée par le même message en anglais à toutes les 14 secondes, on m'a répondu.
En anglais.
"Er...est-ce que sera possible de faire ça en français?"
Le long silence a été ma réponse. J'ai poursuivi en anglais afin de m'assurer que j'appelais bien 273 kilomètres plus loin.
"You are calling to book a reservation, yes"
Donc non. Et double non. Je ne t'ai pas dit ce que je voulais encore. Je lui ai dit que je ne voulais que connaître le prix d'une seule nuit, samedi, chez eux, pour deux. Une question légitime et dont la réponse devrait être aussi longue à donner que si on vous demandait l'heure.
Elle m'a redemandé si je voulais bien réserver au Concorde de la région de Québec. Ce qui me confirmait qu'elle était elle-même probablement dans un État des États-Unis ou du Canada d'Amérique, ou à Bangkock, et que j'était chez un booker, pas du tout au Concorde. J'ai dû attendre encore 8 minutes, le temps de mariner ma haine de tous ces osties de filtres. Elle devait, de son côté, magasiner sur le net pour la meilleure offre. Ce que je pouvais faire moi-même. J'ai brûlé un fusible, lui ait dit "O.k. forget it, it's a two minutes question" et ai rajouté "you suck" pour au moins freiner l'ascenceur de ma colère intérieure. C'était pas juste pour elle, mais libérateur pour moi.
Le feu était pris dans le Minnesota de ma tête.
J'étais fou de rage. EST-CE POSSIBLE QUE LES CHOSES SOIENT SIMPLES?
L'amoureuse m'a dit que je ne m'y prenais pas de la bonne manière.
PEUX TU ME DONNER ENFIN LE GUIDE DE COMMENT VIVRE EN 2020? Y A TEMPS DE GENS EN LIGNE POUR NOUS INDIQUER COMMENT VIVRE DE NOS JOURS! JE N'AI PAS EU LE MANUEL, JE NE SAIS PLUS COMMENT M'Y PRENDRE. ET SI ON ME LE DONNE ENFIN, JE ME CONNAIS, JE METTRAI LE FEU QUI Y A DANS MA TÊTE, DANS LE MANUEL.
Elle a dit qu'elle s'en occuperait.
Si je buvais du café, ce serait sans filtre.
Noir comme mon âme.
Je suis sorti devant chez moi nu pied, et j'ai commencé à danser. Sur une musique imaginaire. Mais qui prenait forme.
Y a toujours plein de monde qui marchent dans ma rue de toute manière et qui passent devant chez nous.
Délire ou cauchemar, je n'ai pas encore décidé.
C'est peut-être le guide de la vie ordinaire 2020 qui pourrait me le dire.