« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » écrit Albert Camus dans Poésie 44 un essai paru en 1944, durant la Deuxième Guerre mondiale. L’objet en question est à définir comme un objet philosophique, c’est-à-dire le résultat d’une activité de la pensée, que le sujet se préoccupe du monde ou de lui-même. S’agissant de l’expression « distanciation sociale », calque de « social distancing », on ne peut que regretter le coupable empressement avec lequel elle s’est illustrée dans les médias et les réseaux sociaux.
Négation de la loi d’échanges entre les hommes, décrété au nom de l’impératif d’endiguement de la contagion, le syntagme est désormais passé dans la langue et pas seulement. Ne le retrouve-t-on pas flanqué d’une congruente cohorte de termes techniques issus du novlangue dont l’infâme jargon collapsologie, science de l’effondrement de la civilisation ?
La distanciation sociale ne représente pas moins un contresens moral et historique. Parce que distanciation signifie refus des liens entre les classes sociales et fut dans un autre contexte introduit par le dramaturge Bertol Brecht pour définir un processus critique de création théâtrale, il y résonne de ce fait un jeu d’équivoques. Quand bien même la formule est consacrée par les autorités politiques et scientifiques qui l’ont dûment validée, il s’en dégage une arrière-pensée. La vie, jadis mystère et réalité organico-biologique, est devenue une simple affaire de chiffres et de logarithmes. Ce triomphe de la méthode est hostile à la vie. Cette abstraction mathématique autorise l’avilissement de la sacralité aux pires méfaits de l’homme. Mal nommer est meurtrier. Mal nommer, c’est violer les choses.
« L’existence est essentiellement co-existence. » nous rappelle Jean-Luc Nancy. Si le prochain, grand mot judéo-chrétien qui a accouché de la fraternité de la Révolution française, de la solidarité moderne et de ses corollaires, est devenu objet de moquerie voire de discrédit, que deviendrons-nous, s’interroge-t-il, au vu de la répulsion que l’autre provoque, porteur peut-être asymptomatique du virus, lorsqu’il faudra reprendre la vie en commun ?
Pour supporter l’espacement mutuel d’un lointain désormais proche – Chine, Inde, Japon, Vietnam, Corée – ou plus proche encore – Maghreb, Égypte qui sont eux des pays africains, Syrie, Turquie, Irak, Iran – en plus des ébullitions jihadistes de la bande sahélo-saharienne, qui excèdent les frontières géographiques et subsument les différences culturelles ? S’il fallait élever un cordon sanitaire, un « mur de la peste » pour préserver l’Occident désormais hanté par sa vulnérabilité à la contagion, ce sont des millions de bouches d’affamés, d’exclus, de réfugiés, de violés, d’assassinés, de torturés, qu’il faudrait contraindre au silence, confiner dans une quarantaine sordide impossible à maintenir, la Terre étant une et plurielle. Et leurs lamentations, s’élevant des lazarets, nous parviendraient toujours comme une prière. Ou bien elles fermenteraient en révolte puisant à une foi immémoriale, sanguinaire et désespérée.
« Tous les phénomènes de mémoire se présentent comme des intrications – de champs, de sens, de temps. » écrit Georges Didi-Huberman. La mémoire moderne détourne les narines des grandes pestilences anciennes, mais le souvenir de la peste d’Athènes (430-429 av. J-C) narrée avec acribie par Thucydide dans La Guerre du Péloponnèse, et de la peste justinienne décrite par Procope de Césarée, demeure un enseignement indispensable pour quiconque se met à l’écoute de leur teneur intemporelle. « L’épidémie prit naissance, dit-on, en Éthiopie, au-dessus de l’Égypte. » écrit l’historien grec de l’Antiquité dans le chef-d’œuvre qu’il nous a légué. Après avoir ravagé l’Égypte, la Perse et la Libye, l’épidémie déferla sur la Grèce « et se déchaîna dès lors avec une violence beaucoup plus meurtrière. » Ces textes littéraires sont des clés, des sources interprétatives des images terrifiantes de la grippe asiatique en ce XXIe siècle. Ils maintiennent ces images dans leur relation parallèle aux formes symboliques nécessaires à notre humanisation endolorie, débordée par le trauma.
Le virus de la nullité n’épargne pas le langage. Et les nécessiteux nombreux. La « distanciation sociale » est une expression vaseuse, sans aucune consistance, sinon la prétention immonde de nous conduire, si nous n’y prenons garde, à la haine insidieuse, de nous transformer en protagonistes interchangeables d’une très mauvaise mise en scène. N’est-ce pas, sur fond d’une épidémie de peste qui ravagea Thèbes, que la légende eut lieu ? Punition divine pour le meurtre de Laios, mort sous les coups de son fils méconnu Œdipe, au cours d’une banale histoire de rage au volant, de distance parfaitement anecdotique entre deux chars se croisant sur une route étroite. À quel attelage allait la priorité de passage ? Question toujours irrésolue. Le parricide suivi d’inceste n’est donc pas le seul intérêt du mythe oedipien, histoire de distance finissant mal.
La violence cachée de la distanciation sociale s’accompagne sur les réseaux sociaux d’un exhibitionnisme narcissique, spectral et obscène, qui fait événement de tout ce qui survient autour de soi. Par ces temps de souffrances où tout être humain a besoin d’un confinium moral (limite, proximité), cette violence immunitaire travaille toute communauté qui, menacée par un intrus, le virus chinois, cherche à se purifier en désignant un bouc émissaire. Par un effet de déplacement, les actes de violence racistes contre les Asiatiques sont de même nature que l’augmentation des violences conjugales observée durant la crise sanitaire. La chasse à l’homme que subissent actuellement les Africains en Chine, accusés à leur tour d’être porteurs du virus, scelle le comble de l’absurdité quand le virus provient d’un marché de Wuhan. Et c’est sans surprise que la surmortalité disproportionnée de la grippe asiatique dans les communautés afro-américaines est expliquée par leurs co-morbidités diabétique et cardiaque endémiques. Tout se tient : — race, pureté, biologie, pauvreté, exclusion.
L’aliénation est tellement profonde, morte et mortifère que tout s’en trouve frelaté.
Le confinement (confinis) est un rapport avec, ce qui touche à, un voisinage. Pour Jacques Derrida, l’autre est en dedans. À nous d’accorder à cette pensée du moi vivant la prééminence qui convient dans les moments prégnants actuels. La distance de précaution, essentielle au souci d’autrui, en combattant les effets langagiers et pervers des mécanismes d’auto-immunité suicidaire est un vulnéraire, des mots protecteurs.
Parce que la Mort s’est lavée les mains dans les fontaines, que de cette eau les morts eux-mêmes ne s’y résignent pas, je préconise la « distance de précaution » contre la défiance à l’œuvre dans nos sociétés modernes. J’oppose ce pharmakon du langage au jaillissement fortuit du virus couronné qui vient déstabiliser les fondements de la civilisation, fabrique sacrée de l’homme ordinaire pour surmonter la peur, et la lui dispute au courage de « celui qui s’est levé avant le jour pour curer les fontaines, et c’est la fin des grandes épidémies » (Saint-John Perse, Exil).
Joël Des Rosiers, MD, FRCP, IPA
Psychiatre, psychanalyste, écrivain
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