Je ne dirai pas tout
J’aurai passé ma vie à me décortiquer, à me déshabiller
A donner en spectacle à n’importe quel prix ce que j’avais
De plus précieux, de plus original
Plus vivant que moi-même
Au prix de quels efforts
Je ne le dirai pas
Je ne dirai pas tout
On passe au beau milieu de ses contemporains et la
figuration n’est pas intelligente
Ils ont tous un cerveau fendu par le milieu
Dont toute une moitié se transforme en silex
Je vais jour après jour, envers et contre tout, vers mon
Point de départ
Cercueil aussi tranquille, aussi doux qu’un berceau
Le besoin de parler ne m’a pas réussi
Les hommes sont cruels et crèvent de tendresse
Les femmes sont fidèles aux amours de hasard
Tout le talent du monde est à vendre à bas prix et qui
L’achètera ne saura plus qu’en faire
L’animal a raison qui sait tuer pour vivre…
Les animaux sont purs, ils n’ont pas inventé la morale
Au rabais, les forces de police
Ni la peur du néant, ni le Bon Dieu chez soi
Ni l’argent ni l’envie
Ni l’atroce manie de rendre la justice
Les poissons de la mer n’ont pas d’infirmités
Là, chacun se dévore et s’arrache et s’étripe
Et le meilleur des mondes est encore celui-là
Sans paroles perdues, sans efforts de cervelle,
Mensonges cultivés, mis au point, sans techniques…
L’antilope sait bien qu’un lion la mangera, elle reste
Gracieuse
La savane est superbe, elle y prend son plaisir
Et moi
De jour en jour
Je suis comme un crapaud, de plus en plus petit,
Ecrasé, aplati malheureux sous une planche de jardin
Le soleil me fait peur… Vos regards d’imbécile ont eu
Raison de moi
Je ne dirai pas tout
J’ai compris trop de choses
Mais de comprendre ou pas nul n’en devient plus riche,
La vie comme un brasier finira par gagner
Attendu que la cendre est au bout de la route
Et que tous les squelettes ont l’air d’être parents
Je croyais autrefois, à l’âge des étoiles et des sources et
Du rire et des premiers espoirs
Etre né pour tout dire
N’être là que pour ça
Intoxiqué très tôt par le besoin d’écrire, je me suis
Avancé parmi vous, pas à pas,
Et l’on m’a regardé comme un énergumène
Comme un polichinelle au sifflet bien coupé
Qui savait amuser son monde…
A la rigueur…
Le faire un peu sourire, le faire un peu pleurer
J’aurais pu devenir assez vite un virtuose mais le goût
M’est passé de parler dans le vent
Je ne dirai pas tout
J’ai le sang plein d’alcool, d’un alcool de colère
Et je vais achever ma vie dans un bocal comme un poisson
Chinois
Peut-être un cœlacanthe…
J’aurai, j’en suis certain, de l’intérêt plus tard
Vous aurez des machines à faire parler les morts
Je vous raconterai mes crimes et ma légende et je vous
Offrirai des mensonges parfaits
Que vous mettrez en vers, en musique, en images
Mais vous aurez beau faire
Je ne dirai pas tout !
Je suis le descendant du vautour et du poulpe
Mes ancêtres, autrefois, survolaient vos jardins
Et sillonnaient vos mers
Je ne dirai pas tout… Tant de peine perdue
On peut avoir à dix huit ans l’impérieux besoin d’aller
Prêcher dans le désert
Devant un auditoire de fantômes illettrés, de beaux
Analphabètes ou de milliardaires courtois
Ni plus ou moins idiots qu’un ouvrier d’usine…
Mais l’âge m’est passé des sermons de ce genre
Je ne dirai pas tout !
Or, tout me reste à dire.
***
Bernard Dimey (1931-1981) – Je ne dirai pas tout (Christian Pirot, 1991)