Je vais avoir soixante ans, soit trois ans de plus que Kleber lorsqu'il a disparu. Comme lui, je suis professeur d'université en Suisse. J'enseigne à l'Université de Morat, où Karl a fait ses études, a été assistant et a soutenu sa thèse. J'habite cette ville et hante des lieux qu'il a lui-même fréquentés.
Le narrateur n'a jamais rencontré Karl Kleber. Il va cependant s'intéresser à lui, vraisemblablement parce qu'il lui ressemble à bien des points de vue. Comme lui, il lit son destin dans la littérature. Comme lui, il est excédé par l'américanisation du système académique.
Mais, surtout, il s'aperçoit qu'il a les mêmes goûts littéraires que lui et qu'il vibre aux mêmes auteurs, en prenant connaissance de sa bibliothèque vendue à Georges, qui tient une librairie à Morat, dont l'enseigne est tout un programme: Le Cabinet d'Amateur.
Dis-moi qui tu lis, je te dirais qui tu es. C'est un peu cela que pense le narrateur érudit qui, semaine après semaine, rachète des volumes de cette bibliothèque et se met à la recherche du professeur mystérieusement disparu en juillet 1997, c'est-à-dire vingt ans plus tôt.
Le roman de Daniel Sangsue est le récit de cette recherche, avec toute la difficulté que ça représente après qu'autant de temps a passé. Cela dit, le narrateur est persévérant et à l'affût du moindre indice qui lui permettrait de reconstituer l'avant et l'après disparition.
Parmi les indices, il y a avant tout les livres qu'il a laissés derrière lui et qu'après le décès de sa veuve, son neveu s'est empressé de se débarrasser en les vendant à Georges. Ainsi, dans chaque volume figurent la date d'acquisition, des annotations, des soulignements.
Certains volumes contiennent des textes de la main de Kleber, des documents en guise de signets, autant d'indices supplémentaires permettant au narrateur de poursuivre sa quête et de se déplacer pour rencontrer des témoins et, même, être mis en contact avec des esprits...
Au-delà de cette quête, le narrateur, qui a quelques traits de l'auteur, auquel il fait des clins d'oeil amusés, fait montre d'un amour communicatif - et partagé par le disparu - pour les livres qui ont la vertu de donner même des réponses aux questions qu'on ne se pose pas:
Selon Pascal Quignard, "ce qui nous pousse à ouvrir des livres les plus divers et les plus incertains, ou encore à terminer des livres alors que leur lecture ne nous satisfait pas, c'est impatiemment la croyance qu'ils vont nous délivrer un savoir que nous n'imaginions pas."
Francis Richard
A la recherche de Karl Kleber, Daniel Sangsue, 160 pages, Favre
Livre précédent:
Journal d'un amateur de fantômes, La Baconnière (2018)