" Dans le courrier, avec le manuscrit d'un de mes romans que me renvoyait un agent de New York, j'ai trouvé une lettre. Je l'ai lue en buvant une bière et en fumant une cigarette. Elle disait (en plus de "Cher Monsieur Barlow") :
"Nous vous renvoyons votre roman, non parce qu'il n'est pas publiable, mais parce que le marché, actuellement, n'est guère réceptif à des histoires de camionneurs ivres transportant du bois, de bouseux et de chasse au cerf. [...]"
C'était signé par un quelconque connard. Je n'ai pas lu son nom. J'ai glissé une feuille de papier dans ma machine et j'ai rédigé ma réponse :
"Vous, monsieur, n'êtes qu'un ignare. Comment pouvez-vous savoir que ça ne se vendra pas, bordel, si vous n'essayez même pas ? Et puis, est-ce que vous croyez que je peux vous en chier un autre en cinq minutes ? Ce putain de roman m'a pris deux ans de travail. Avez-vous la moindre idée de ce que ça coûte à quelqu'un ? Vous aimez jouer au Dieu tout-puissant avec nous, là-haut. Vous avez gardé mon manuscrit trois mois sans même le faire passer à des éditeurs. Alors que moi, pendant ce temps-là, je croyais que quelqu'un se tâtait pour l'acheter. Je regrette que vous ne soyez pas dans le coin. Je vous botterais le cul. Je vous le défoncerais à coups de pompes et j'y ferais un trou boueux que j'essuierais avec mes semelles. Espèce de bouffeur de merde. Je vous souhaite de perdre votre job. De toute façon vous le faites comme un con. Je souhaite que votre femme vous file la chaude-pisse. J'aimerais bien que vous fassiez mon boulot et moi le vôtre. Ça vous dirait de peindre quelques maisons par quarante degrés ? Je peux vous garantir que c'est pas si marrant que ça. Je vous souhaite de vous faire écraser par un taxi en rentrant chez vous. Et puis de crever au bout d'un mois dans des douleurs atroces."
J'ai remonté la feuille et je l'ai lue. Elle m'a paru pas mal. Elle exprimait exactement ce que j'éprouvais. Grâce à elle, je me sentais bien mieux. Je l'ai relue, puis je l'ai sortie de la machine, je l'ai déchirée et je l'ai jetée. "
Larry Brown - 92 jours (Gallimard, trad. Pierre Furlan)