En ce dimanche, à la question « Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe ? », le non recueille 54,68 % des suffrages. C’est l’issue d’une longue bataille citoyenne.
Ce mercredi 3 septembre 2003, il règne au Parlement de Strasbourg l’effervescence des grands jours : c’est aujourd’hui que Valéry Giscard d’Estaing doit présenter en séance plénière « son » projet de traité constitutionnel européen issu des travaux de la Convention sur l’avenir de l’Europe, qu’il a présidée durant seize mois. L’ancien chef de l’État est aux anges, cite Thucydide (historien du Ve siècle avant notre ère), invite avec insistance l’honorable Assemblée à « écouter les citoyens », égraine les « valeurs » de l’Union… Dans le débat qui suit, je lui fais remarquer qu’il a fait l’impasse sur toute la partie de la Constitution (340 articles, deux tiers du texte !) qui traite des dispositions érigeant l’Europe libérale en modèle intouchable. En fait, tout comme le discours de Giscard, l’édition grand public du projet de Constitution en circulation à cette époque avait été drastiquement expurgée ! Du coup, ce qui est présenté à l’opinion est, pour l’essentiel, consensuel.
Le même jour encore, je me mets au travail pour préparer, avec la direction du PCF et celle de l’Humanité, une édition tirée à part de quatre pages destinée à révéler à un très large public la « face cachée du traité Giscard ». Nous sélectionnons, pour ce faire, une série de passages clés du texte « omis » dans sa présentation tronquée, accompagnés de brèves explications à même d’en faciliter la compréhension par tout un chacun. C’est ainsi que, avant la mi-septembre 2003 – soit vingt mois avant le référendum qui, à cette époque, était loin d’être acquis –, les communistes français lancent à grande échelle ce qui deviendra, au fil d’une campagne qui ne cessera de gagner de nouvelles forces, l’expérience de démocratie citoyenne la plus poussée que nous ayons connue, appliquée à l’Europe.
Trois caractéristiques essentielles de cette contribution à cette campagne méritent, à mes yeux, d’être retenues. D’abord, le choix de l’appel à l’intelligence : un effort d’information rigoureuse, excluant la caricature (exemple : la diffusion massive du texte complet du traité, rendu accessible par des annotations en marge des passages clés) ; une préférence pour les débats de fond, sans effet de tribune, plutôt que les meetings de type grand-messe ; le refus du simplisme et de la démagogie (exemple : un démenti clair à la rumeur selon laquelle un succès du oui obligerait la France à participer à la guerre en Irak !).
Un refus absolu de tout repli
Ensuite, le parti pris du rassemblement le plus large, à gauche, autour de la position : « Non à l’Europe libérale, oui à l’Europe sociale ! » Les révélations sur la directive Bolkestein ont favorisé, sur cette base, un élargissement spectaculaire.
Enfin, un refus absolu de tout repli : à plus forte raison de toute forme de xénophobie (la référence perverse au « plombier polonais » est le thème cher à la droite anti-européenne) et une attitude résolument solidaire avec les progressistes d’autres pays européens, souvent invités à prendre la parole dans nos réunions publiques.
En ce dimanche 29 mai 2005 au soir, après plusieurs mois de bataille citoyenne, le résultat est sans appel : les Français rejettent le projet de loi qui autorise la ratification du traité constitutionnel européen à 54,68 % des bulletins exprimés.
« Espérer transformer le monde »
On sait que l’Union européenne, avec le concours actif de Nicolas Sarkozy, a purement et simplement ignoré cette victoire si exceptionnellement mûrie du non en rebaptisant « traité de Lisbonne » le traité constitutionnel élagué de quelques fioritures et reconfiguré pour le rendre illisible. Pour autant, il serait erroné d’en conclure que ce message adressé aux cercles dirigeants européens par la majorité des citoyennes et des citoyens de l’un des principaux pays fondateurs de la construction européenne, ainsi que la qualité de la campagne qui a conduit à ce résultat auraient laissé indifférente toute la hiérarchie des décideurs européens ! J’ai perçu auprès de certains d’entre eux un vent de panique à l’idée que « le consensus sur lequel repose l’Union européenne risqu(er)ait de se briser ».
La question était précisément de faire en sorte que « l’Europe » change, pour répondre au consensus émergeant parmi les citoyens européens. J’avais d’ailleurs répondu par avance, face à Giscard d’Estaing, à cet argument du « consensus qui risque(rait) de se briser » : « Parce que je suis profondément convaincu qu’il y a, de nos jours plus que jamais, un besoin d’Europe pour espérer transformer le monde, j’estime qu’il serait très dommageable de pousser ainsi nombre d’antilibéraux à devenir anti-européens. » D’une certaine façon, le jugement porté sur cette expérience – trois jours… avant le résultat du référendum – par le président de l’Eurogroupe de l’époque, Jean-Claude Juncker, abondait, de fait, dans le même sens.
C’est encore bien plus vrai aujourd’hui : pour sauver l’Europe, il faut la changer.
29/05/2020