Grossier. Le mot «philosophe», dans la définition du Larousse, signifie: «Spécialiste de la philosophie. Qui fait preuve de calme et de sagesse.» Le bloc-noteur ne saurait dire s’il existe une explication psychanalytique à la déroute d’un philosophe, mais, celle de Michel Onfray ne nous étonne plus. Après ses charges contre Freud, après l’éloge de Charlotte Corday, après avoir fusillé une seconde fois Guy Môquet, après l’assassinat (d’une malhonnêteté confondante) de Jean-Paul Sartre, après avoir dénoncé ce qu’il appelle des «messes cathodiques» en faveur des immigrés qui feraient passer le sort des étrangers avant celui des Français qui souffrent, après avoir vanté la possibilité d’une gestion «libertaire du capitalisme» tout en assurant «ne pas être contre le capitalisme», l’auteur du Traité d’athéologie vient de franchir un cap décisif dans l’irresponsabilité. Michel Onfray crée donc une revue. Elle s’appelle Front populaire et devrait paraître en juin. Attention au quiproquo: l’emprunt à la référence historique est, en l’espèce, un détournement de sens assez grossier, une objurgation supplémentaire. Le «front» et le «populaire» d’Onfray, qu’il convient de prononcer en les séparant, comme il le réclame lui-même, ne s’accouplent pas pour honorer la glorieuse mémoire de 1936. Non, ladite revue vise à réunir les «souverainistes des deux rives», ce vieux serpent de mer gluant que d’aucuns nomment l’alliance «rouge-brun», sachant que de rouge il n’y a que du brun clairement affiché ou sournoisement masqué – l’histoire nous l’a assez enseigné. Jean-Pierre Chevènement et Philippe de Villiers ont déjà répondu favorablement. De bien belles «prises», n’est-ce pas, pour justifier une intention clairement politique. Précisons que les marqueurs supposément «de gauche», en tous les cas d’un certain internationalisme prolétarien, ne nous viennent que du seul Onfray – à condition de lui accorder un reste de crédit. Car les collaborateurs de «Front populaire» vont du RN au Printemps républicain, avec le soutien amusé de la Nouvelle Droite d’Alain de Benoist, ce qui en dit long sur les velléités identitaristes et nationalistes de l’offensive. Alain Policar, agrégé de sciences sociales et docteur en science politique, réagissait en ces termes, cette semaine, dans une tribune: «Ce clivage entre ‘’eux’’ et ‘’nous’’ s’exprime dans la préférence pour Proudhon contre Marx, telle qu’Onfray la résume : le premier est ‘’issu d’une lignée de laboureurs francs’’ alors que le second est ‘’issu d’une lignée de rabbins ashkénazes’’. On pourrait s’étonner que ces effluves d’antisémitisme ne gênent pas les militants du Printemps républicain, dont la marque de fabrique est sa dénonciation.»
«Rives». De la déroute à la dérive, il n’y avait qu’un pas. Inutile de se convaincre que les balbutiements de certains intellectuels s’inscrivent dans une longue période dont le terme de droitisation n’épuise pas toutes les facettes, mais qui exprime la direction essentielle: elle ne brille pas par son tropisme de gauche. S’acoquiner avec Alain de Benoist, Élisabeth Lévy, Ivan Rioufol, Robert Ménard, l’identitaire breton Yann Vallerie, mais également Philippe Vardon, ancien du Bloc identitaire, sans parler de l’inénarrable professeur Raoult… Michel Onfray connaît sa notoriété, il en joue. Et s’il se revendique en «Zemmour de gauche», qu’y a-t-il de gauche à vouloir réactiver, avec ces gens-là, ce vieux mythe de la réunion des «deux rives»? Non seulement il salit l’idée même de souveraineté – économique ou populaire – mais il nie la réalité d’une gauche républicaine, laïque et antiraciste. Michel Onfray connaît l’Histoire. Il sait pertinemment où vont le conduire ses pas. Son idée de nouvelles «convergences» le propulse sur l’autre rive, celle d’une alliance tacite avec les extrêmes droites au nom d’une sorte de Je suis partout du XXIe siècle. Si la philosophie se doit de prendre des risques avec le monde réel, le monde réel de Michel Onfray, désormais dépourvu de borne, a abandonné la philosophie.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 29 mai 2020.]