La crise du coronavirus restera dominée par le temps social de la découverte.
Rarement dans l’histoire on a connu un moment de prise de conscience aussi partagée par l’ensemble de l’humanité et aussi individualisée, tant chacune et chacun ont pu expérimenter, dans leur chair, les effets et les menaces de l’épidémie. Confusément, deux sentiments, apparemment contradictoires, venaient se mêler, confirmés par les sondages : une mise en accusation de la mondialisation et la conviction que, sans une solidarité internationale renforcée, la menace ne serait pas vaincue.
Le paradoxe disparaît vite : la mondialisation est un processus, riche et fécond, abolissant la distance et vecteur physique évident de l’entraide ; celle que nous avons vécue, ces trente dernières années, n’était que sa traduction brute et dépouillée, solution de facilité promue par ceux qui gagnaient à récuser tout encadrement, toute régulation, tout accompagnement, ceux qui rêvaient de prolonger à l’infini le jeu de gladiateurs, en comptant être les plus forts et les plus brutaux.
« Gérer les vrais risques d’aujourd’hui, globaux et humains, appelle un tout nouveau logiciel qui devra transcender les frontières, ignorer les souverainetés et marginaliser la force. »
Un consensus peut donc se faire autour d’un « acte II de la mondialisation » humaniste et protecteur, érigeant la menace globale en cible principale. La rupture majeure tient à ce passage nécessaire d’une sécurité naguère conçue comme nationale, à une autre, déterminante et inédite, de nature globale. Durant des siècles, inquiétudes et précautions, peurs et obsessions étaient rivées sur la ligne bleue des Vosges, liant notre survie au risque d’invasion du territoire national, sanctuaire incontournable. Aujourd’hui il n’y a plus de sanctuaire. Le fléau majeur réside en une attaque visant indistinctement l’ensemble de l’humanité. Inutile de faire défiler nos armées pour dissuader ceux qui voudraient attenter à nos vies : le virus, le gaz à effet de serre, la famine n’y sont en rien sensibles ! Gérer les vrais risques d’aujourd’hui, globaux et humains, appelle un tout nouveau logiciel qui devra transcender les frontières, ignorer les souverainetés et marginaliser la force.
« La nouvelle cible étant l’humanité sans distinction, le jeu à somme nulle ne fait plus sens : les pertes des uns deviennent les pertes solidaires de tous les autres. »
Cette découverte, bien tardive au regard des périls qui s’affichaient depuis plus de trente ans, implique un parcours renouvelé. Il passe d’abord par un travail d’identification. L’insécurité porte sur la commune exposition de l’humanité à des risques mécaniques et non plus stratégiques, entravant le droit collectif à la survie : risques environnementaux, sanitaires et, plus encore, alimentaires. Les premiers sont responsables de millions de morts chaque année et les derniers frappent presque un milliard d’humains, causant annuellement le décès de près de dix millions d’entre eux. Infiniment plus que toutes les guerres et attaques terroristes réunies : autant de fléaux qui s’alimentent entre eux, défont les liens sociaux, suscitent la peur, l’humiliation et donc une violence qui devient planétaire. La sécurité d’aujourd’hui n’est plus là où les fondateurs des Nations unies l’avaient initialement placée !
La seconde étape est celle de l’orientation : penser en termes de sécurité globale conduit à dissocier défense et souveraineté, mais aussi mondialisation et marché, internationalisation et concurrence. La nouvelle cible étant l’humanité sans distinction, le jeu à somme nulle ne fait plus sens : les pertes des uns deviennent les pertes solidaires de tous les autres ; si je m’arrange pour gagner seul, je perdrai très vite toute ma mise… La défense n’est plus synonyme de mobilisation de moyens militaires, mais ne peut être que multisectorielle, mêlant l’économie, la science, le social, le management et le politique. Elle implique de substituer, au plan international, solidarité à souveraineté, norme à concurrence, impératifs sociaux à lois du marché.
« Une réforme en profondeur de l’OMS est indispensable afin de renforcer ses compétences et d’en faire le premier rempart solide face aux insécurités globales montantes. »
La troisième étape est celle des propositions. Concentrons-nous sur le registre des pathologies qui, au regard du risque alimentaire, n’est pourtant pas le plus mortel. Constatons aussi que le Covid-19 n’est même pas la plus redoutable des insécurités sanitaires, si on prend en compte les 220 millions d’êtres humains victimes du paludisme et les 450 000 morts que celui-ci provoque chaque année ! Dans une perspective ainsi élargie, on comprend qu’une réforme en profondeur de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) est indispensable afin de renforcer ses compétences et d’en faire le premier rempart solide face aux insécurités globales montantes. L’organisation n’a pas démérité, ces dernières décennies, mais elle est paralysée par un excès dangereux de souverainisme étatique. Elle ne pourra être efficace qu’en dépassant cette entrave. Cinq axes de réforme devraient être au plus vite discutés : la mise en place d’un appareil statistique unique, permettant de repérer et mesurer uniformément les pathologies dans chaque pays ; une coordination étroite des politiques sanitaires nationales en contexte de pandémie ; la création d’un conseil de sécurité sanitaire, composé de représentants des États, travaillant quotidiennement, en temps critique, sur ces questions et prenant des mesures contraignantes ; l’élaboration de normes de santé communes allant au-delà de celles propres à l’actuel Règlement sanitaire international (RSI) ; la mise en place d’une task force parant à l’éventualité d’une intervention massive dans les pays dont l’équipement sanitaire est le plus fragile.
La dernière étape est celle de la concrétisation de la réforme, dans un monde où le conservatisme est le seul dénominateur commun possible entre États. La peur peut bousculer la frilosité ; la conviction d’utilité probablement aussi : la pression sociale devra faire le reste. Si nous réussissons dans ce seul domaine, une voie est tracée, applicable aux autres : le chemin serait trouvé pour un « acte II » mettant la mondialisation au service de l’humanité.