Il nous a semblé utile de republier cet article qui avait été mis en ligne le 2 avril 2009 sur le site de l’Usine nouvelle (piloté à l’époque par Fabrice Frossard, professeur à l’EGE), parce qu’il n’a rien perdu en termes de grille de lecture. L’Ecole de Guerre Economique prépare le lancement d’une nouvelle formation sur l’intelligence de l’innovation sous la conduite de Pierre Deplanche, en partenariat avec l’Université de Bourgogne. Et c’est pour mieux le sens de cette démarche qu’il nous a semblé utile de revenir sur les points de repère cognitifs que nous avons pu mettre en évidence.
L’enjeu des brevets dans le monde est connu depuis longtemps. Nous l’avons déjà évoqué lors d’une précédente rubrique[1]. En l’absence d’une politique industrielle et de l’innovation adaptée, les risques sont grands pour un Etat de voir son capital technologique disparaître, voire se retourner contre ses intérêts. D’ailleurs, la France, consciente des lacunes de son dispositif, renforce depuis une dizaine d’années ses instruments pour maintenir voire accroître sa capacité d’innovation face à une concurrence mondiale croissante, dont l’enjeu n’est autre que la première place dans l’économie de la connaissance.
Alors que ce front – traditionnel – commence à peine à être envisagé tant par les pouvoirs publics que par les entreprises de ce côté-ci de l’Atlantique, le magazine Photonics Spectra, dans son édition de mars 2009, annonce qu’un autre, plus pernicieux cette fois, s’ouvre aux Etats-Unis. Il s’agit de l’exploitation de manière détournée par des entreprises peu scrupuleuses de brevets qu’elles ont rachetés. La plus connue de ces nonpracticing entities (NPE – entités non-exploitantes [de brevets, ndlr]) ou encore « trolls » s’appelle Intellectual Ventures, fondée en 2000 par Nathan Myhrvold.
La cannibalisation de l’innovation
La technique consiste à identifier des compagnies innovantes qui, du fait de leur taille trop réduite, ne peuvent assurer une protection adéquate de leurs inventions. Si elles acquièrent bien des brevets pour protéger le fruit de leurs efforts en recherche et développement, le coût lié à la défense de leurs droits ou leurs valorisations s’avèrent trop important. Typiquement, elles tolèrent que de grosses compagnies commercialisent des produits très proches de leurs inventions plutôt que de les assigner en justice du fait des coûts exorbitants pour obtenir gain de cause.
Les NPEs rachètent ses brevets à une valeur bien supérieure à leur valeur reconnue, et menacent les grandes compagnies telles Microsoft, Sony, HP… de les poursuivre devant les autorités judiciaires pour copie de modèles protégés et infraction à la réglementation sur la propriété intellectuelle. Il faut croire que la menace fonctionne puisque Intellectual Ventures arriverait régulièrement à obtenir des compromis, les majors lui signant des chèques de 200 millions à 400 millions de dollars en échange de sa renonciation à entamer procédure judiciaire sur procédures.
Nathan Myhrvold n’est pas le seul à exploiter les failles du système de protection de la propriété privée aux Etats-Unis. Un tableau, établi par une organisation de défense des compagnies innovantes – PatentFreedom –, recense les NPEs connues à ce jour, établissant le nombre de famille de brevets dont chacune dispose et le nombre d’actions en justice qu’elles ont initiées.
Il est à noter que le phénomène n’est pas nouveau en soi. Ainsi, Wikipedia estime que les premiers « trolls » apparaissent en 1993, une vidéo de sensibilisation à ce danger, réalisée à l’intention des entrepreneurs, des universitaires et des pouvoirs publics, ayant même été diffusée en 1994. L’expression se popularise en 2001 grâce à Intel. Si l’authenticité et la crédibilité des articles de l’encyclopédie collaborative peuvent de temps à autre être remises en cause, le nombre de citations et de références dont elle se prévaut permet de prendre conscience de la réalité du problème.
La difficulté d’organiser une riposte pertinente
La riposte semble avoir mis du temps à s’organiser et n’apparaît pas complètement satisfaisante en l’état actuel de la situation. Diverses associations de défense de la protection des brevets ont ainsi vu le jour, certaines à but non-lucratif, d’autres monnayant leur protection auprès d’adhérents qui paient un forfait indexé sur leurs revenus, leur donnant accès à une base de brevets dont l’association s’engage à défendre l’exclusivité.
La réglementation américaine est en cours de révision – le texte « Patent Reform Act 2007-2008 » adopté en Chambre des Représentants doit être examiné par le Sénat –, non pas pour renforcer le régime juridique des brevets, mais plutôt pour donner toute latitude aux juges pour sanctionner les NPEs en les condamnant à verser des dommages et intérêts pour des niveaux décourageant toute autre tentative de chantage de leur part.
Quant à l’Europe, il semble qu’elle soit parfaitement consciente des enjeux pour la créativité[2], l’innovation et la compétitivité de ses entreprises. L’Office Européen des Brevets a de fait réalisé une étude avec des scenarii envisagés pour le futur.
Après une brève recherche sur le site de l’INPI, il semble que les termes NPE, troll, ou « Nathan Myhrvold » ne figurent pas sur sa base de données documentaire. Ce décalage cognitif révèle le déficit d’intelligence économique dans l’approche de ce type de rapport de forces. Il devient plus que nécessaire dans le contexte de crise durable dans lequel nous sommes entrés. Les méthodes agressives d’acquisition de connaissance sont appelées à se développer dans tous les domaines de la compétition industrielle. Si le monde des brevets est mieux encadré que d’autres en termes de réglementation internationale, il n’en demeure pas moins vrai que l’entrée en force d’économies émergentes avides de combler leur retard en matière d’innovation risque de fragiliser le système de contrôle créé à l’origine par le monde occidental.
Espérons que la France ne sera pas en retard d’une guerre. Ce qui serait impardonnable étant donnée la documentation déjà disponible sur le sujet. Pour ce faire, une formation accrue de certains personnels administratifs (et non plus une simple sensibilisation) serait nécessaire à la fois pour suivre en temps réel les mutations en cours et surtout pour identifier les parades à mettre en place pour contrer les pratiques de prédation telles qu’Intellectual Ventures.
Christian Harbulot et Matthieu Viteau
[1] « Le déficit stratégique français en matière de brevets ».
[2] Subramanian, Sujitha (2008), « Patent Trolls in Thickets: Who is Fishing Under the Bridge? », European Intellectual Property Review (Sweet & Maxwell) [2008] (5): 182-188.
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