Néanmoins l'exercice est difficile parce que, dans mon souvenir, se mêlent des moments vus en répétition fin janvier, des discussions avec le metteur en scène et la représentation "définitive" à laquelle j'ai assisté le 5 mars.
Par où commencer ? Sans nul doute par cette célèbre réplique de Molière : Je veux qu'on soit sincère et qu'en homme d'honneur on ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur, Le Misanthrope, Acte I, scène 1 (v. 35-36).
Ces mots datent de 1666, et Marivaux, né 22 ans plus tard, ne pouvait les ignorer lorsqu'il s'attela à cette comédie en un acte et en prose. Le metteur en scène et nous pas davantage et vous remarquerez que le personnage d'Ergaste (Olivier Ducaillou) ne lâche pas le texte de cette pièce qu'il semble apprendre par coeur.
Jean-Marie Ledo annonçait une pièce de guerre et de manipulation où s'affrontent la peur, l'égoïsme, le dépit, sur fond d'intrigues amoureuses. Lisette et Frontin vont tout faire pour rompre l'union de leurs patrons en se jouant de leur vanité et de leur amour propre jusqu'à les casser tous deux.Qui sont les sincères interroge-t-il dans cette comédie aussi féroce et cruelle que drôle : Lisette et Fontin valets peu scrupuleux, la Marquise et Ergaste qui revendiquent parler "vrai" ou Araminte et Dorante malheureux en amour ?
Pour moi, être sincère n’est pas forcément avoir raison, si bien qu'on peut "en toute bonne foi" exprimer des affirmations erronées. Ergaste lui-même le reconnaitra : Je réponds de la sincérité de mes sentiments mais je ne garantis pas la justesse. Par ailleurs la question se pose toujours en société de parvenir, dans le meilleur des cas, à concilier la politesse et la sincérité.
Ces deux axes sont parfaitement traités par Marivaux et la mise en scène souligne habilement les paradoxes. Quelle bonne idée il a eu de choisir la chanson de Lucienne Boyer pour lancer la soirée :Parlez-moi d'amourRedites-moi des choses tendresVotre beau discoursMon cœur n'est pas las de l'entendrePourvu que toujoursVous répétiez ces mots suprêmesJe vous aimeVous savez bienQue dans le fond, je n'en crois rienMais cependant je veux encoreÉcouter ces mots que j'adore
La soubrette (Michelle Sevault) chantonne et nous devinons, nous spectateurs, que le beau discours sera celui que nous allons écouter. Son complice et manipulateur Frontin (Jean-Marie Ledo) joue cartes sur tables : Je m’appelle Frontin le taciturne. Rompons, brisons, détruisons ! Il va la convaincre de comploter. Ils (nos maîtres) s’imaginent sympathiser ensemble à cause de leur prétendu caractère de sincérité. Il ajoute un argument terrible pour caractériser le comportement de son maître : Si pour paraître vrai il fallait mentir il mentirait.
Et pour atteindre cet objectif, elle serait disposée à élire un autre homme si son âme lui apparaissait plus noble. Une autre femme est là, prête à se mettre les pieds dans le tapis. C'est Amarinte (Maïna Louboutin) éprise d'Ergaste qui va petit à petit se détourner d'elle.
Dorante, Ergaste, Araminte et la Marquise (qui n'a pas de nom) vont danser un quatuor en glissant parfois vers l'un, parfois vers l'autre, comme des marionnettes dont les ficelles seraient actionnées par les deux valets, Frontin et Lisette. Ceux-ci ne s'aiment pas et se regardent avec une lucidité qui favorise leur alliance. D'autant qu'ils ont la capacité à se fondre dans le décor pour mettre au point leur stratégie.
Celui-ci nous donnera à entendre de belles répliques sur tous les aspects de la sincérité, dignes de la tirade des nez. Ah la comique aventure ! nous dira-t-on.
Ce texte représentée pour la première fois par les Comédiens italiens le 13 janvier 1739 à l'Hôtel de Bourgogne continue de résonner avec justesse.
Mis en scène par Jean-Marie Ledo
Avec Natacha Simic, Olivier Ducaillou, Maïna Louboutin, Guillaume Kovacs, Michelle Sevault et Jean-Marie Ledo
Au Guichet-Montparnasse
15 rue du Maine - 75014 Paris
Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Bénédicte Karyotis