Présence d'Edmond Jaloux (1878-1949)

Par Contrelitterature

LE FANTÔME D'EDMOND JALOUX

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Didier Dantal

Au commencement, il y a la Métamorphose, la Féérie française. Edmond Jaloux le multanime. On échoue à le résumer, à le cataloguer, presque à le définir. C'est qu'il ne demande ses dividendes à aucune des « grandes Sociétés Anonymes qui régissent le monde humain : religions, codes, morales, philosophies, dogma-tismes, utilité publique, sentiments imposés, greffes et marcottages de l'âme ».

Aussi cette question lancinante du « qui suis-je ? », Jaloux ne l'a-t-il, heu-reusement, jamais résolue. C'est ce qui ressort de l'autoportrait qu'il nous a laissé avant de partir pour l'Autre Monde ; autoportrait qui figure dans Essences, son livre le plus personnel (mais aussi le plus mystique) :

« Je ne m'appartiens pas et je ne suis pas un reflet. J'établis une frontière entre autrui et moi ; tantôt en deçà, tantôt au-delà ;  toujours en marge de ma vie, si tant est que je possède une vie propre. Que je traverse mon appartement en cessant d'être Héraclite pour me sentir un jaguar, je passe du cœur de Bettina à la conscience professionnelle d'un jardinier de Berne, en faisant une station entre Ben Jonson et Maurice de Guérin. Je rends des oracles, je prête la main aux évènements les plus variés, j'accouche des centaines d'esprits, et cependant je suis cet homme engourdi qui couvre des pages d'une écriture décorative ; un philosophe chinois qui rêve d'avoir rang de courtisan chez Louis XIV ; un amateur de fleurs exotiques qui souffre de ne pas avoir prononcé ses vœux de Carme. Je n'ai rien été à côté de ce que je voudrais être et, si j'avais pu m'incarner dans tous mes possibles, j'aurais certainement oublié d'être moi. Ma prudence n'a jamais représenté une forme d'alibi. Si je m'efface volontiers, c'est pour céder la scène à quelqu'un d'inconnu, mais qui est de nouveau moi. Je n'ai pas encore fait faillite. Cela viendra. »

L'impossible synthèse

On admirera celle que propose André Maurois : « Évoquez la sagesse d'un philosophe chinois, comme Confucius ou Lao-Tseu ; ajoutez la poésie mélan-colique d'un Jean-Paul ou d'un Rilke, le tremblement lumineux d'une Rosamonde Lehmann ou d'une Virginia Woolf ; puis corrigez ce que ce mélange aura de trop irréel par quelque traits vigoureux de sensualité méditerranéenne ; et vous aurez à peu près composé un Edmond Jaloux synthétique. »

L'Âge d'or

Là où il y a Edmond Jaloux, il y a un âge d'or. Cet âge d'or est celui de la critique littéraire. À l'époque de la littérature puissance, de la littérature toute-puissante – cette époque correspond exemplairement à l'entre-deux-guerres – Jaloux est le représentant de la critique super-puissance : il se pose comme le contemporain de multiples générations littéraires qu'il révèle à elles-mêmes. Splendeur de la critique gélosienne[1], faisant écho à celle, complémentaire et indissociable, de la République des Lettres.

Or, le magistère qu'exerce Jaloux aux Nouvelles littéraires dont il tient chaque semaine le feuilleton, sous le titre de « L'Esprit des Livres », entre le 8 décembre 1923 et le 8 juin 1940 – soit plus de huit cents articles en seize ans et demi – ce magistère, note Pierre Lachasse, « contribue à dresser de lui une figure ambiguë et, de ce fait, vulnérable, plus qu'une autre peut-être, aux attaques, aux dé-formations et, pour finir, à l'ostracisme ».

Le critique comme Protée

Ce qu'on décèle en premier lieu chez Jaloux, c'est le protéisme de sa nature, une extrême curiosité d’esprit et un grand besoin de sympathie. Il s'en est expliqué dans Les Saisons littéraires, où il confie : « Lorsque je me trouve en face de quelqu’un, je suis vraiment en sa présence. Je ne m’intéresse qu’à lui, à ce qu’il fait, à ce qui lui arrive, je me plonge dans son aura, sentimentalement et intel-lectuellement, et cela avec un véritable abandon de moi. »

De même face à un texte : il cherche moins à le comprendre (au sens où com-prendre signifie embrasser) qu'il ne se laisse comprendre par lui : « Un livre de qualité est un organisme vivant, qui s’installe en vous et qui y mène une existence sourde ; et quand il n’est pas cet organisme vivant, il n’est rien », dira-t-il dans Les Nouvelles littéraires du 21 décembre 1929, posant au passage sa définition novatrice de l'œuvre d'art comme un organisme vivant.

C'est ainsi que la lecture devient pour lui « une occupation passionnée, la plus passionnée peut-être avec l'amour ». Aussi a-t-il plus vécu et ressenti que n'im-porte qui. Il a tout lu, tout « réfléchit », autant qu'il lui était matériellement pos-sible de le faire. Une vocation qui remonte à ce qu'il appelle son « adolescence claustrale », à ce confinement qui lui est imposé par la maladie pendant plusieurs années et qui le pousse à développer cette faculté dont il fera son métier. Tout ce qu'il sait de la vie, des complexes sentiments humains, des destins du monde, il le tire de ses seules lectures, menées avec une sorte de frénésie. Il arrivera un jour dans la société muni de ce savoir indispensable, riche de la multitude de ses expériences livresques, et ne sera guère dépaysé.

L'odeur de Dickens

« Quand je pense à David Copperfield, se remémore Jaloux dans Le Temps du 14 décembre 1934, je respire encore cette odeur de papier, de vernis, de bonbon anglais que dégageait la couverture pourprée de la collection des Maîtres é-trangers de la maison Hachette ; je revois le coin de salle à manger où je m’installais pour suivre les aventures de mon nouvel ami. Les fenêtres avaient des rideaux de reps rouge ; au-dessus de ma tête pendaient des gravures de Deveria, représentant des héroïnes de Walter Scott. Agnès et Dora leur ressemblaient ; et elles ressemblaient aussi à mes amies d’enfance. Je me rappelle que c’était au printemps ; il n’y avait pas de feu dans la cheminée. Je m’étais absenté de ma propre vie ; tel est le sentiment le plus fort dont je me souvienne. » 

À partir de cet instant, Charles Dickens devient intouchable pour Jaloux. D'autant plus qu'il est intimement lié à sa mère, puisque c'est cette dernière qui lui fait découvrir David Copperfield qu'elle avait lu dans son adolescence. Jaloux note ce détail qu'elle « se souvenait encore, à la fin de sa vie, du sentiment de répulsion que lui inspiraient les mains d’Uriah Heep ».

« On ne lit pas Dickens ; on vit avec lui. On habite ses maisons, on fréquente les gens qu’il décrit ; on adore ce bon M. Pickwick, on s’attendrit avec Arthur Clen-nam ; on cause avec M. Dick Swideller ou avec M. Eugène Wrayburn ; on croit à M. Micawber ; on est amoureux d’Agnès, de la petite Dorritt, de Ruth Pinch ; enfin on ne se console jamais de la mort de Paul Dombey et de la petite Nell. Ni Homère, ni Walter Scott, ni Alexandre Dumas père n’ont eu un tel don. Bien entendu, la critique garde le droit de discuter les qualités et les défauts de Charles Dickens en tant qu’elle le tient pour un littérateur, mais l’auteur de David Copperfield ne relève sans doute pas de la littérature ; il relève bien plutôt de la magie. » 

L'infini du lire

Invitation à lire et relire sans cesse, la critique gélosienne s'identifie à un éloge de la lecture et de son infini pouvoir de réalisation du possible. De cet éloge sans cesse renouvelé, mille citations témoignent :

« Les vrais lecteurs lisent pour multiplier leur vie. On a pu voir dans cet acte un moyen d'évasion, un refus du réel, un dégoût de l'existence quotidienne. En réalité, ces apparences de révolte ne sont que les manifestations masquées d'un désir plus haut : celui d'éprouver son moi en le plongeant dans d'innombrables expériences, et de connaître plus de choses que l'organisation du monde ne le permet. Les lecteurs de Saint Jean de la Croix, du général Marbot, de Sophocle, de Shakespeare, de Montaigne et de Paul Féval ont ceci de commun qu'ils veulent s'augmenter. Ce que chaque jour leur donne ne leur suffit pas ; ils savent que les possibilités de l'espèce humaine sont infinies, et ils souffrent que les leurs soient à ce point mesurées. C'est pour cela que tout être qui s'empare d'un livre a déjà un caractère touchant. Voir dans ce geste un simple désir de distraction équivaut à ne pas en comprendre le sens profond » (Le Temps du 16 février 1934) 

« C'est le grand mérite des livres que de nous faire vivre à tous les moments de l'histoire du monde, dans tous les lieux et presque au cœur de tous les individus. Celui qui lit bien ne se contente pas de lire ; il multiplie à l'infini sa propre existence » (Excelsior du 13 décembre 1937)

« Lire est bien autre chose qu'une distraction banale. C'est posséder le pouvoir de vivre des centaines de vies, d'approcher des milliers d'êtres. C'est éprouver toutes les passions humaines. Tout homme un peu lettré emporte à travers l'existence des milliers d'images puissantes qui lui ont été imposées par le génie d'autrui » (Le Temps du 1er novembre 1929)

« Quand je souhaite étudier de façon toute subjective mes rapports avec tel ou tel écrivain je me pose d'abord la question suivante : « Que suis-je de plus depuis que je le connais ? » Ou bien encore : « Qu'a-t-il ajouté, par sa seule présence, à ce petit univers que je porte en moi, comme le fait chacun de  nous ? De quelles émotions, de quelles images, de quel enrichissement lui suis-je redevable ? » Tout individu réceptif a ainsi des centaines de créanciers qui, contrairement aux autres, ne lui réclament jamais rien – qu'un peu d'amour parfois » (Le Temps du 4 février 1938)

Si l'on en croit Charles Du Bos, autre grand critique, « Jaloux est un de ceux qui possèdent encore cet art qui va se perdant, je veux dire l'art de lire ». Un art qui a son cadre privilégié : le confort d'une maison à la campagne, le mauvais temps au dehors et l'un de ces feux gélosiens où ne brule pas un bois ordinaire...

« Il n'y a pas, à nos yeux, de façon de lire plus agréable, ni plus pénétrante, que celle qui accompagne une soirée d'automne, à la campagne, et la présence d'un bon feu. S'il y a tempête au dehors, si le vent rabat la pluie contre les vitres et bouleverse les dernières feuilles, s'il ronfle dans les cheminées et siffle dans les corridors, le plaisir est complet. Il faut qu'une certaine rumeur, une certaine vue du monde escortent le fait de lire, comme si le tumulte et le chatoiement qui se trouvent dans les pages devaient paraître aussi au dehors et nous rappeler que le livre est vrai et qu'il se continue partout et toujours, étant éternel dans ses éléments fondamentaux qui sont la peinture de l'homme. Sous ses formes symboliques les plus faciles, le feu s'adapte merveilleusement aux pensées qui nous viennent alors ; qu'il étincelle, se fâche, s'élance pour conquérir l'espace, balance ses hautes crêtes dorées, puis faiblisse, lutte, retombe, s'évanouisse, c'est l'amour, c'est l'ambition, la gloire, notre destin même ; qu'une cendre chaude couve, ou se ranime, de loin en loin, un point rouge, un éclair interrompu, c'est notre mémoire. Aussi il ne cesse point d'être au centre de nos préoc-cupations, de nous réunir à ce qui fait l'objet de notre voyage spirituel » (Le Temps du 1er octobre 1932)

La Joliette

D’où lui vient son cosmopolitisme ? « Pas une goutte de sang dans mes veines qui ne soit provençale », a-t-il noté. « Vous êtes Marseillais, qu'avez-vous affaire avec ces Allemands, ces Russes, ces Scandinaves ? lui reproche Paul Bourget » – ce à quoi Jaloux répond que c'est précisément parce qu'il est Méridional qu'il a besoin de ce qui peut le compléter. Mais peut-être est-ce justement Marseille l'origine de tout, Marseille carrefour de cultures et spécialement son port de la Joliette qui représenta la première invitation au voyage : « La Joliette évoque pour moi les longues promenades que je faisais avec mon père à travers les hangars de ses docks. Il me tenait par la main et nous cheminions à travers d’énormes magasins qui enfermaient pour moi une grande part de la poésie du monde (…) Ce voyage à travers la Joliette prenait à mes yeux les proportions d’une véritable expédition. Il était rare d’ailleurs que je n’en rapportasse pas quelque dépouille qui allait enrichir ma collection de futur voyageur, car je ne doutais alors pas de devenir un jour un explorateur célèbre, comme me le conseillait le Journal des Voyages que j’achetais chaque jeudi. En attendant de voir les contrées inconnues dont je rêvais, j’en accumulais les souvenirs ima-ginaires : tantôt des fruits bizarres dans une carapace granuleuse : tantôt des coquillages ou des hippocampes ; parfois même un colibri empaillé ou la dent d’un poisson-scie. Je n’étais pas bien sûr que ces objets hétéroclites vinssent des pays lointains que j’ignorais. J’étais, je pense, porté à croire qu’on les ramassait tout naturellement dans cet empire énorme de la Joliette, où l’on trouvait de tout, qui contenait tous les produits du monde et où l’on débarquait parfois des panthères vivantes et des serpents plus savants encore que celui du Paradis. »

Un grand Européen

Il n’y a de littérature qu’universelle. Toutes les cultures se ressemblent car elles constituent au final la Culture. C'est l'idée de Goethe : Weltliteratur. Rappelons Goethe : c'est en approfondissant ma singularité que j'accède à l'universel. En conséquence de quoi, dans les termes de Jaloux, « tout ce qui est humain doit devenir français. » On lit ce programme dans l'avant-propos de son recueil, qui fit date en 1925, Figures étrangères : « Là réside le véritable nationalisme littéraire, précise-t-il, et non celui qui tend à devenir à la mode et qui proclame : « Tout ce qui n’est pas strictement français doit nous demeurer étranger. » » Autrement dit, plus un Français continuera à être Français, un Anglais à être Anglais, un Al-lemand, etc., plus il aura de chance de s'ouvrir aux autres cultures. Jaloux va jusqu'à affirmer que « la force de nationalisation d’un esprit se mesure à son degré de cosmopolitisme intellectuel ».

Un credo – le refus de tout protectionnisme en matière de vie intellectuelle – réaffirmée dans Les Nouvelles littéraires du 7 mars 1925 (« Une heure avec... »), en réponse à une question de Frédéric Lefèvre : « Dans l’état actuel de l’Europe, aucun pays n’est isolé. Il y a une culture intense dans chaque race. Il est absolument impossible à un lettré contemporain de vivre uniquement sur la tradition gréco-latine et sur la tradition française. Une culture générale doit, autant que possible, assimiler quelque chose des grandes littératures du monde. Je crois d’ailleurs  que, même au point de vue politique, il y a un intérêt consi-dérable à se connaître. Les meilleurs esprits de notre temps sont tributaires de tous les grands esprits du monde. Refuser l’un ou l’autre, c’est vouloir s’en tenir à une vision stérile. C’est là un fait contre lequel nous ne pouvons rien. J’ajoute que faciliter l’étude des littératures étrangères en France, c’est, par réciprocité, assurer la diffusion de la culture française à l’étranger. Au XVIIe siècle, quatre ou cinq nations seulement avaient une culture autonome. Aujourd’hui, toutes les nations en ont une. Si nous refusons de connaître autrui, d’ici très peu d’années, c’est autrui qui refusera de nous connaître… »

Figures étrangères

Il faut créditer Edmond Jaloux, a-t-on noté, du « plus magnifique effort pour comprendre et s'assimiler les esprits les plus différents de l'univers et leur donner chez nous droit de cité » – pour redire la préface de Figures étrangères. Selon Jean Cassou, qui communia avec lui dans un même goût des auteurs étrangers, « il était passionnément ouvert à tout ce qui peut sembler irréductible à du connu ».  

Ainsi Kafka. « La première impression que l’on éprouve en lisant Le Procès est celle d’une immense surprise. Cette surprise est déjà en soi quelque chose de stupéfiant. Notez bien que je mesure mes expressions. Mais représentez-vous l’état d’esprit de quelqu’un qui a lu quelques milliers de romans et qui se trouve en face d’un ouvrage qui ne lui rappelle rien, ni dans la littérature ni dans la vie. Un terrain complètement neuf. »

Quatre ans plus tard, alors que La Métamorphose est traduite à son tour par Alexandre Vialatte, il est forcé de constater que Kafka est encore « peu re-marqué » en France. Dans Excelsior du 28 avril 1938, il réaffirme pourtant sa conviction que l’influence de son œuvre  ne cessera de grandir. Il rappelle sa ré-action au moment du Procès : « Avec Le Procès, on se trouvait en face de quelque chose qui ne ressemblait à rien ; d’un véritable monstre littéraire. Je me souviens de l’agacement (tout français) que j’éprouvais à sa première lecture, à mesure que je m’enfonçais dans ce livre étrange, et qui a duré jusqu’au moment où j’ai commencé d’en comprendre le sens. »

Quant à Joyce, si nous en devons la révélation à Valéry Larbaud qui l'a traduit, Jaloux, avec d'autres comme Charles Du Bos, a largement contribué à le faire connaître. Les deux hommes se sont rencontrés à plusieurs reprises, à Paris ou à Lausanne. Dans le Temps du 30 janvier 1941, à l’occasion de la mort de Joyce, Jaloux se remémore sa dernière rencontre avec lui, dans un hôtel de Lausanne : « J’avais fermé les rideaux pour que le jour de midi ne le fatiguât pas. Il vivait ainsi de cette vie presque somnambulique qui était la sienne, – à cette différence près qu’il y apportait la lucidité, chez lui géniale, de l’observateur, de l’humaniste et du savant. Et ses paroles nettes, brèves, concises, me faisaient penser à ces petits cailloux blancs avec lesquels le Petit Poucet éclaire l’immense nuit de la forêt de l’ogre. » Et il conclut par ces mots : « Notre extraordinaire époque aura produit trois des plus extraordinaires cerveaux qui aient jamais paru sur notre planète ; voilà déjà longtemps que Marcel Proust nous a quittés, mais Bergson et Joyce sont morts à quelques jours de distance… »

Un dernier exemple : Faulkner. Edmond Jaloux, nous l'avons dit, aime qu'au premier contact un écrivain lui résiste. Or, une nouvelle fois, il est décontenancé par quelque chose d'absolument nouveau : « Il est difficile de dire en quoi con-siste un roman de M. William Faulkner ; d’autant plus difficile que l’auteur est assez peu doué pour raconter. »

Faulkner figure à ses yeux le type même du grand romancier – si être un grand romancier, selon la définition qu'en donne Jaloux, c'est « savoir organiser son pouvoir d'hallucination ». « L'écrivain le plus original d'après-guerre, après Kafka et Virginia Woolf », écrit-il. Et il s'en explique dans Excelsior du 23 juillet 1938 où il rend compte de Sartoris : « De quoi est fait l’extraordinaire talent de M. William Faulkner ? D’abord, d’un sens du tragique particulièrement neuf ; ensuite d’une peinture des êtres et des choses dont le relief était inconnu jusqu’ici ; enfin d’une atmosphère inoubliable, faite de poésie funèbre et d’angoisse accumulées, de parfums de fleurs et d’impulsions irrésistibles, de souvenirs déjà lointains et de modernisme mal adapté. Tout cela, discontinu, incoordonné, obéissant à un dyna-misme presque animal, forme une toile de fond sur laquelle se détachent des individualités puissantes et faibles, des bandits sans force, des rêveurs enclins à l’action. Sartoris est un des romans qui représentent le mieux le génie instinctif et pathologiquement raffiné de M. William Faulkner. » 

Au pays du roman

Qu'en-est-il de Jaloux romancier ? On l'a étiqueté écrivain mondain pour avoir décrit dans ses romans une société d'artistes et d'oisifs, de nantis désœuvrés, occupant leur temps à causer, à se distraire et à s'aimer. « Des gens dont la vie est littérature, au plus noble sens du terme », a dit Thérive. « Il leur paraîtrait vulgaire de courir après les honneurs, les titres, les places, les sinécures, l’argent. Pourquoi faire ? Ils ont tout. Aussi, comme Sénèque, méprisent-ils ce dont ils jouissent sans ménagement. » Mais pourquoi certains milieux sociaux pourraient-ils fournir une matière romanesque et pas d'autres ? « Pendant longtemps, on a reproché à M. Paul Bourget de dépeindre des gens du monde. Mais nous ne nous opposons pas à ce que M. Francis Carco nous montre des apaches et M. Dabit, des ouvriers. Les paysans de Maupassant sont aussi légitimes que les grands seigneurs de Proust. Tous les groupes sociaux se valent ; le talent seul du ro-mancier importe. La seule chose que l’on puisse dire, c’est qu’il est sage de ne peindre que les gens que l’on connaît bien et les milieux où l’on a vécu » (dans Les Nouvelles littéraires du 26 juillet 1930).

Participant de cette « marée incessante des romans » qu'il dénonce par ailleurs en qualité de critique, Jaloux est l'auteur de près de cinquante romans, sans compter les recueils de nouvelles. Une abondance créatrice que Yanette Delétang-Tardif met sur le compte d’un « véritable phénomène psychique ». Il faut savoir qu'en dehors des œuvres publiées, il en projeté des centaines d'autres qu'il n'a jamais écrites, sinon virtuellement. Il s'en est confié un jour à Georges Charensol : « Au lieu de trente romans, j’aurais pu en écrire trois cents ; certains même, si je ne les ai pas faits c’est que je les avais usés en moi à force de les imaginer. » Beaucoup de ces romans, aujourd'hui oubliés, offrent matière à rêverie féconde mais n'offrent que cela : en extrapoler le contenu, à partir de leurs seuls titres, est un jeu qui vaut la chandelle, j'en témoigne. Agiront ainsi sur l'imagination, de façon persistante, en premier lieu des titres comme Le Rayon dans le brouillard, La Branche morte, Loetitia ou Le Jeune homme au masque, et à un degré moindre mais non négligeable : La Grenade mordue, Sur un air de ScarlattiL'Incertaine, Les Profondeurs de la mer, le Boudoir de Proserpine...

Edmond Jaloux, le rêveur

« Hôte mystérieux de l’âme humaine », le rêve n'a cessé de fasciner Jaloux, lui-même grand songeur et doué d'une intense activité onirique depuis l'enfance. « Il y a dans la vision du dormeur, écrit-il, un charme de l’impossible, qui concourt autant que son dynamisme à faire du rêve une véritable magie. »

Au sens où il l'entend, dépouillé de tout substrat idyllique ou sentimental, le rêve n'est pas une paresse de l'esprit, une fuite des réalités, mais au contraire une action d'ordre supérieur, la réalisation ici-bas d'« une plus haute existence ». Rêver, c'est donc faire œuvre : tout art tient de la nature du rêve. « Quoi de plus actif que les vrais songeurs, un Shelley, un Goethe, un Nerval, un Rimbaud ? »

Ce qu'il rejette, à l'inverse, c'est le rationalisme, l'intellectualisme, le matérialisme – en art le réalisme : copier le réel, au lieu de le transfigurer. Le gélosisme est aux antipodes du réalisme dont il enregistre l'échec patent : « Les romans naturalistes ont été, en France, dira-t-il, des inventaires après faillite. » Pour Jaloux, la « sem-piternelle réalité » comme dit Breton, est vraiment « peu de chose »...

Dès lors, il ne pouvait qu'être intéressé par le développement de la psychanalyse en France dans l'entre-deux-guerres. Aussi donne-t-il dès 1924 des « Obser-vations sur la psychanalyse » à la revue Le Disque vert, pour un numéro spécial, où il rappelle l’importance des découvertes freudiennes : « Pour quiconque a réfléchi sur la nature humaine, il est incontestable qu’il est impossible aujourd’hui de se passer de quelques-unes des idées du Dr. Freud : le refoulement, la cen-sure, l’ambivalence, le symbolisme mental, sont aujourd’hui des théories qui apportent une lumière évidente dans des problèmes qui demeuraient obscurs. » Si bien qu'à compter de cette date, aux yeux du critique, le grand péché pour un écrivain sera de manquer d'inconscient. En 1931, il signe la préface de la traduction, chez Stock, des Essais de psychologie analytique de Carl Gustav Jung. Pour « Les 80 ans du docteur Freud », il lui consacre un grand article dans Le Temps du 7 août 1936 où il peut déclarer sans hésiter « qu’il y a eu une psychologie avant Freud et qu’il y a une psychologie depuis Freud. » « On est loin d’avoir épuisé toutes les ressources latentes encore contenues dans l’œuvre géniale du professeur Sigmund Freud. », conclut-il. 

L'expérience poétique

Selon sa biographe, Yanette Delétang-Tardif, « Quand on répéta un jour à Edmond Jaloux ce mot d'une jeune religieuse : « Toute ma petite atmosphère personnelle est dépassée », il s'écria qu'elle avait défini la poésie. « L'individu qui subit ce courant venu d'ailleurs, écrit-il à propos de l'inspiration, n'a plus de nom individuel. » Il s'identifie à l'universel. Bien que parlant pour lui seul, il s'exprime en effet au nom de tous ceux qui, comme lui, ont une vie profonde.

Dans l'essai intitulé « Poésie, exercice spirituel » (repris dans Visages français), Jaloux s'oppose sur ce point à Thierry Maulnier qui situe la poésie du côté de la perfection technique, de la splendeur du langage. Il résume le débat : « En un mot, l'élément poétique est-il purement verbal ou bien demeure-t-il le véhicule d'une certaine forme de vie intérieure, difficilement exprimable, en commu-nication avec les divers états de l'univers, comme avec les secrets les plus cachés de la conscience ? »

Pour Edmond Jaloux, il est évident que c'est l'élément spirituel qui doit en définitive légitimement l'emporter : la poésie est une expérience, un état d'âme (voire un état de grâce !), une fonction vitale. Quant au poème achevé, ce bel objet intellectuel, il ne faut pas perdre de vue qu'il n'a été possible que s'il y a eu, au préalable, à titre de facteur déterminant, « une manière d'illumination ».

Le mystère animal

A la question du métier qu'il aurait souhaité exercer, Jaloux a répondu un jour que, s'il n’avait pas été écrivain, il aurait voulu être médecin ou diplomate, mais surtout dompteur. « J’ai approché ces trois métiers ; ils m’eussent ravi. ». Yanette Delétang-Tardif confirme que, pour ce qui est du métier de dompteur, il ne s'agit pas d'une boutade, mais d'un véritable regret : Jaloux connaissait la technique de ce métier, fréquentait cirques et ménageries, ne craignait pas d'entrer dans les cages avec son ami HenryThérard. « On découvre des photos de lui dans la roulotte d’Amar, dont l’une le montre penché sur un léopard avec un regard d’amour. Il éprouve une véritable fringale de la présence animale. Celle des fauves le fascine, le jette en transe, le baigne de courants occultes, l’appelle au sein de l’univers sauvage, chaud, voluptueux et sans mensonge qui est une des terres de ce qu’il nomme son Paradis perdu. »

« Ce qui me touche le plus chez l'animal, c'est son amour pour l'homme », a confié Jaloux. « Plus on étudie les animaux, ajoute-t-il, plus on se rend compte que leur sensibilité est la même que la nôtre. Ils réagissent exactement comme nous, il n’y a pas un sentiment qu’ils ne ressentent et ceux qui nous paraissent tout particulièrement affectés à notre espèce, les plus délicats, les plus désintéressés comme la tendresse, ils les éprouvent. » Aussi est-il persuadé par exemple que les chiens sont dotés d'« une sorte d’âme »  – « âme douce et  secrète, admirative et fidèle ». En somme : « Qui dit animal, dit anima »...

Lecture du moraliste

Essences, dans l'édition posthume de 1952, synthétise l'ensemble des données gélosiennes. C'est un livre de moraliste au sens moderne, sans moralisme. Livre « inépuisable » a dit Michel Bulteau – et qu'on aura toujours plaisir à relire.

La purification dernière – celle de l'âme – y est envisagée dans les termes du langage alchimique. C'est que la vieillesse est en elle-même une alchimie : « Il s'agit pour elle de dégager et de décanter, parmi tant de substances bénéfiques ou malfaisantes, déposées au fond du cœur par le travail des jours, cette quintessence qui nous rend véritable à nos propres yeux et nous permet de croire que celui que nous sommes avait eu vraiment droit à la vie. Avait droit à l'amour, à l'action, au savoir. Aurait enfin droit à la mort. »

Lire décante aussi. Que reste-t-il de ce que nous lisons ? Le livre n'est-il que « recueillement », urne funéraire, ou bien, grâce à l'opération magique de la lecture, n'y a-t-il pas place pour une résurrection des mots, à l'image de cette « résurrection des fleurs » ou palingénésie que pratiquaient naguère les alch-imistes, selon un savoir-faire que Jaloux décrit avec une grande précision ? « Celles-ci coupées et brûlées, ils en recueillaient les cendres dans une fiole de verre, mêlées à des éléments de leur composition ; cela formait une poussière tirant sur le bleu qu'il suffisait de chauffer doucement pour que s'en élevassent de nouveau une tige, des feuilles, une corolle. Ce fantôme végétal, visible dans une buée tremblante, subsistait jusqu'à ce que la chaleur cessât ; il se reformait dès que l'on ramenait la fiole auprès du feu. Aucune figure ne saurait mieux rendre ce monde intérieur, fait de souvenirs, d'affections, d'images et de rêves, qui dort en nous et qui reprend palpitation et forme, redevient plante vive et fleurie aussitôt que notre esprit le ranime de sa flamme. Cette apparition intermittente est le faisceau véritable de notre identité ; la seule preuve que nous soyons un peu plus qu'un tourbillon de molécules dont le temps dispose à son gré. »

Qu'on se souvienne d'Edmond Jaloux. « Je pense souvent à la fin du monde, a-t-il écrit dans Le Pouvoir des choses (1941), je l'ai même rêvé trois fois avec tant de précision qu'il me semble l'avoir vécue. C'est quelque chose de terrible. Mais lorsque je reviens à ce sujet, mon seul chagrin est de penser à tout ce qui disparaitra avec cet univers. Plus personne pour se souvenir qu'Homère a existé, pour revoir une toile de Claude Lorrain, réentendre une scène de Wagner. Cette pensée me torture parfois et m'empêche de dormir. » 

Disparition/réapparition. Qu'il suffise de redire la capacité du critique à actualiser les auteurs les plus classiques et les sujets les plus antiques, à tracer des vies parallèles, à dessiner des généalogies littéraires à travers les siècles. Qu'il suffise également de rappeler le « message » que nous transmettent ses romans, si on sait les lire.

D'où la possible inévitable revenance d'Edmond Jaloux. Le fantôme n'est-il pas ce qui apparaît quand tout a disparu, quand la nuit est totale car le monde a été privé de son sens éternel ? Une « autre nuit » apparaît alors, celle des Roman-tiques allemands et des poètes élisabéthains, celle de Rilke et de Lautréamont. Or cette nuit-là, nul ne pourra espérer la voir s'il ne garde présente à l'esprit cette vérité gélosienne essentielle –  que « l'encre de l'écrivain est toujours noire »... 

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[1]   Du grec gelos. On doit le néologisme à Thibaudet, qui n'en était pas à son coup d'essai : « M. Edmond Jaloux était gélosien, M. Giraudoux, giralducien, et M. Bordeaux, henricobordelais comme on est mussipontin, castrothéodoricien ou bajocasse » (André Thérive).