Comment l'éveillé.e vit son corps ?

Publié le 16 mai 2020 par Anargala
L'ascèse de la Déesse, bien particulière

Par "éveil", j'entends la découverte d'une nouvelle manière de vivre, une vie sur fond de silence, d'espace et d'un certain ressenti viscéral.

Mais comment cette ouverture de l'attention à sa source et à son arrière-plan se traduit-il dans le champ sensoriel ?

Voici ce qu'en dit Vasishta

Dans son enseignement sur l'éveil, il ne parle pas explicitement du ressenti viscéral, mais seulement du silence intérieur et de l'espace. Il parle pourtant au Cachemire, à l'époque des grands maîtres tantriques (vers 950) dont il connaît l'enseignement. Il cite le Vijnâna Bhairava Tantra et les Spanda-kârikâ. Ses fables sont pleines d'allusions à l'approche sensuelle de la spiritualité, mais dans une perspective centrée sur le lâcher-prise (tyâga), geste qui découle de la vision des choses telles qu'elles sont (vairâgya, tattva-jnâna, etc.). Son message est simple : quand je m'éveille à ce qui est, je lâche prise. Car voir la réalité, c'est voir que tout est illusion et qu'il n'y a que conscience, être pur. C'est revenir à l'espace et oublier les choses.

Et quand je lâche prise, toute mon "énergie" se réorganise. Je suis "libre en cette vie" (jîvan-mukta). Cela ne se traduit pas par des comportements spéciaux. Vasishta est clair sur ce point : l'éveil est tout intérieur, sans rapport avec un pouvoir quelconque, et il ne se transmet pas comme une substance.

Seule l'expérience subjective change. L'enseignement original de Vasishta est que l'éveillé peut agir comme n'importe qui, sans toutefois perte sa "fraîcheur intérieure" (antah-shîtalatâ). 

Mais si tout est "lâché" parce tout est vu comme illusion, alors le corps ne sera-t-il pas négligé ?

Non, répond Vasishta, car il faut distinguer deux sortes d'habitudes (vâsanâ) : les mauvaises incompatibles avec l'éveil ; et les bonnes, compatibles avec l'éveil. Les mauvaises habitudes sont mauvaises parce qu'elles sont fondée sur l'aveuglement, sur une vision confuse du réel, une vision qui lui attribue une réalité indépendante qu'il n'a pas. S'éveiller, c'est comprendre cela, c'est voir l'illusion comme illusion. En ce sens, le monde disparaît, il cesse comme réalité indépendante de la conscience. Mais il subsiste comme apparence. Et donc, le corps est toujours présent, juste purifié des mauvaises habitudes.
La destruction des mauvaises habitudes, c'est la "destruction du mental" (mano-nâsha) ; les bonnes habitudes qui demeurent et prospèrent forment l'intellect de l'éveillé, appelé "être" (sattva), que l'on peut traduire par "vérité".

Mais que devient le corps ?

Voici un chapitre du Yoga selon Vasishta qui répond à cette question :

"L'(éveillé) vit dans l'état ultime,

(mais) il (semble) vivre comme la roue
continue à tourner (même une fois lâchée).
Il règne sur la cité du corps,
sans s'en trouver pollué."

La métaphore de la pollution urbaine ! L'éveillé.e vit en ville, mais avec la pureté de l'air des campagnes. Il vit spontanément : ne faisant rien, tout se fait. Vasishta ne précise pas davantage, il dit simplement que l'éveillé agit spontanément "selon la conduite" (yathâcâra), selon ce qui lui arrive (yathâprâptam). Il n'y a pas de sens à ce qui arrive : digérer totalement ce fait, c'est devenir soi-même le sens ultime. La réponse à toutes les questions est ce silence vivant. Dès lors, la ville ressemble à un jardin :

"Pour qui perçoit cela, la grande cité du corps propre

n'engendre que jouissance et liberté (à la fois),
comme un jardin d'agrément.
Elle crée du bien-être, non du mal-être !"

"A la fois jouissance et liberté" : le beurre et l'argent du beurre. Ne possédant rien, je jouis de tout. N'étant rien, je suis tout. Ne devenant rien, je deviens tout. Ne voulant rien, toutes mes volontés s'accomplissent.  


"Ô Râma, agréable est cette cité du corps,
dotée de toutes les qualités.
Pour qui sait, elle déborde de toutes les beautés (vilâsa),
illuminée par le soleil de la lumière du Soi."

"Pour qui connaît son corps et son esprit,
elle est belle de tout ce qui est beau et bon.
Elle tend seulement au bien-être
et au bien suprême, non au mal-être."

"Pour l'ignorant, cette (cité du corps) 
est une source de souffrances interminables.
Pour qui sait, elle est un trésor de plaisirs
inépuisables."

"Elle procure le bien-être à ceux
qui connaissent le Soi/ qui se connaissent eux-mêmes.
Elle offre à la fois jouissance et liberté :
elle est comme la cité du roi des dieu, l'Immortelle."

"L'être qui habite ce (corps) 
jouit de tout, alors même qu'il est le Soi 
en tout et en chacun.
Il jouit des choses humaines engendrées par l'univers."

"Qui sait ne fuit jamais les choses
qui se présentent à ses facultés (corporelles ou mentales).
Il ne cherche pas non plus autre chose.
Il demeure ainsi, comblé."

"Les ingrats qui détruisent le corps,
qui est notre refuge primordial,
sont plein d’œuvres malsaines (et, pour eux), 
leurs propres facultés sont des ennemis invincibles."

(Yoga-vâsishta IV, 23, 24)

Selon Vasishta, les pratiques religieuses, les rituels, les pèlerinages et les ascèses, sont incapables de procurer jouissance et liberté. 

Pourquoi ? 
Parce qu'elles reposent sur une ignorance secrète, un égoïsme caché. Tant que je ne renonce pas à l'ego, aucun renoncement extérieur ne débouchera sur la liberté. Et dès lors que je renonce à l'ego, les renoncements extérieurs ne servent plus à rien. On pourrait dire qu'ils "purifient" les habitudes. Mais selon Vasishta, ils nourrissent l'ego, la fierté d'être sans ego. 
La clé est plutôt le geste intérieur du lâcher-prise qui fait suite à l'observation lucide du monde. Seule la réflexion le permet. Elle est la véritable religion qui relie à l'être. Et quand, en plus, elle prend la forme de la poésie, de l'imagination affinée par la culture, elle descend au fond du cœur, du corps, dit Vasishta. Elle est alors le "joyau qui exauce les souhaits". La parole, source d'aliénation pour l'ignorant prisonnier des ses croyances, de ses habitudes, devient pouvoir libérateur. Or la parole, c'est le corps. 
L'éveillé.e vit le corps comme une libération, une confirmation de la liberté.