Emmanuel Moses – Portrait de l’homme qui a peur

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

Regardez-le, il a peur et quand il n’a pas peur
Il a peur d’avoir peur
Il est assis dans le soir tranquille
Sur le perron de sa vieille maison
Face au seringat, à l’érysimum et au cytise
Un verre de liqueur sucrée à la main
Peut-être en train de fumer nerveusement
J’aimerais l’entendre fredonner pour le temps passé
Qu’il élève des sérénades !
Si vous répugnez à regarder de son côté
Si vous pensez que la peur est contagieuse
Vous avez sans doute raison
Ou du moins vos raisons
La liste de ses peurs s’allonge avec le temps
Il en découvre sans cesse de nouvelles
Comme on découvre un paysage nouveau
À mesure que le train où on est assis avance
Sa peur est synonyme de surprise et d’enrichissement
Il est un spéléologue
Des profondeurs de la détresse humaine
Des tunnels anxieux
Que n’éclaire aucune lumière
Il acquiert chemin faisant
Une connaissance intime des galeries et de toutes cavités
Ses peurs recèlent les pépites sombres de la mine
Je l’observe et pose ma main sur son épaule, je l’invite à mon banquet serein
Mais il ne sent pas le contact de ma paume chaude
Il n’entend pas ma voix d’homme
Il ne sait pas qu’on le touche et qu’on lui parle
Dans un monde de sollicitude et d’intelligence
Qui s’ouvre à sa porte, dès le perron
Dès le faste discret du seringat, de l’érysimum, du cytise
Qui pourraient l’élever comme une chanson
Comme une cigarette au crépuscule

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Emmanuel Moses (né en 1959 à Casablanca)Sombre comme le temps (Gallimard, 2014)