Robinson Jeffers – La maison tombale du chien (Haig, un bulldog anglais)

Par Stéphane Chabrières @schabrieres

J’ai quelque peu changé mes habitudes ; je ne peux plus
Courir avec toi les soirées le long du rivage,
Sauf dans une sorte de rêve ; et toi, si tu rêves un instant,
Tu m’y verras.

Alors laisse encore quelques temps les traces de pattes sur la porte d’entrée
Là où j’avais l’habitude de gratter pour rentrer ou sortir,
Et tu ouvrais vite ; laisse sur le sol de la cuisine
Les traces laissées par mon écuelle.

Je ne peux plus m’allonger à côté de ton feu comme j’en avais l’habitude
Sur cette pierre chaude,
Ni au pied de ton lit ; non, durant toutes les nuits
Je m’allonge seul.

Mais tes tendres pensées m’ont allongé dehors à moins de deux mètres
De ta fenêtre là où la lueur du feu si souvent ravive,
Et où tu t’assois pour lire — et j’ai si souvent peur que tu sois peiné pour moi —
Chaque soir la lumière de ta lampe s’étend jusqu’à moi.

Vous, femmes et hommes, vivez si longtemps, c’est difficile
De penser que vous allez mourir un jour.
Un petit chien se fatiguerait, à vivre si longtemps.
J’espère que lorsque vous reposerez

Sous terre comme moi vos vies apparaîtront
Aussi bonnes et joyeuses que la mienne.
Non, mes chers, c’est trop d’espoir : on ne vous veille pas autant
Que je ne l’ai été.

Et vous n’avez jamais connu l’attention passionnée
Et fidèle que j’ai reçue.
Vos esprits sont peut-être trop actifs, trop fluctuants…
Mais pour moi vous étiez vrais.

Vous n’avez jamais été des maîtres, mais des amis. J’étais votre ami.
Je vous ai vraiment aimés, et j’ai été aimé. Un amour profond dure
Jusqu’à la fin et bien au-delà de la fin. Et si c’est ma fin,
Je ne suis pas seul. Je n’ai pas peur. Je suis toujours vôtre.

*

The House Dog’s Grave (Haig, an English bulldog)

I’ve changed my ways a little; I cannot now
Run with you in the evenings along the shore,
Except in a kind of dream; and you, if you dream a moment,
You see me there.

So leave awhile the paw-marks on the front door
Where I used to scratch to go out or in,
And you’d soon open; leave on the kitchen floor
The marks of my drinking-pan.

I cannot lie by your fire as I used to do
On the warm stone,
Nor at the foot of your bed; no, all the night through
I lie alone.

But your kind thought has laid me less than six feet
Outside your window where firelight so often plays,
And where you sit to read–and I fear often grieving for me–
Every night your lamplight lies on my place.

You, man and woman, live so long, it is hard
To think of you ever dying
A little dog would get tired, living so long.
I hope than when you are lying

Under the ground like me your lives will appear
As good and joyful as mine.
No, dear, that’s too much hope: you are not so well cared for
As I have been.

And never have known the passionate undivided
Fidelities that I knew.
Your minds are perhaps too active, too many-sided. . . .
But to me you were true.

You were never masters, but friends. I was your friend.
I loved you well, and was loved. Deep love endures
To the end and far past the end. If this is my end,
I am not lonely. I am not afraid. I am still yours.

1941

***

Robinson Jeffers (1887-1962)Le Dieu sauvage du monde (Wildproject, 2015) – Traduit de l’américain par Matthieu Dumont.