Comme je l'écrivais dans un verset précédent, la Collection de l'essence du souffle (Nishvâsa-tattva-samhitâ) est un cycle révélé par Shiva à la Déesse. Il comprends le Mûla-sûtra, l'une des plus ancienne révélations, et des textes explicatifs (uttara, kârikâ) : la Nishvâsa-mukha ou "introduction", l'Uttara-sûtra, le Naya-sûtra le Guhya-mûla-sûtra, les Nishvâsa-kârikâ et le Dîkshâ-uttara. Un corpus considérable.
Le texte a en partie été publié et traduit par l'EFEO. Le reste se trouve en partie sur la bibliothèque en ligne de Muktabodha, grâce au travail de Mark Dyczkowski et de son équipe à Bénarès.
Une chose extraordinaire à mes yeux est que l'on y trouve presque tout les enseignements fondamentaux du shivaïsme (shiva-dharma) ésotérique, y-compris dans ses aspects les plus secrets. Cela permet de comprendre ce qui est véritablement propre aux enseignements ultimes, comme la tradition de la Déesse (devî-naya, kâlî-krama) et à la religion de la Famille de Shiva (kula-dharma). Cela permet aussi de prendre la mesure de la différence entre cette révélation, profonde mais rustique, et le" shivaïsme du Cachemire", exégèse raffinée et aristocratique de ce corpus.
Cependant, à mon avis les premiers pratiquants de cette révélation "archaïque" n'étaient pas des sâdhus sauvages, car le Mûla-sûtra enjoint les adeptes de ne pas trop s'approcher des milieux courtisans. Ils en étaient donc proches ou potentiellement proches, comme ce fut clairement le cas au Cachemire, où nombre de maîtres shaivas portaient le titre de "râjânaka", "auxiliaires du roi" et certains furent ministres (mantrins ou mandarins dans tous les sens du terme !).Par "rustique" ou "archaïque", je veux dire que les pratiques sont plus simples.
Comme nous allons le voir, tout y est déjà : la grande initiation du feu (hautrî-dîkshâ), le Mantra essentiel (tattva) de Sadâshiva qui est au cœur de ce premier niveau du shivaïsme ésotérique, l'élévation de la conscience à travers les mondes et à travers le corps subtil, l'énonciation du Mantra (uccâra), la pratique de la Matrice (mâtrikâ), les six chemins, l'écoute du souffle, les siddhis, le dépassement des oppositions morales, les quatre applications (guérir, enrichir, séduire et détruire), les engagements initiatiques (samaya) et leurs limites, les yogas des différents niveaux de conscience (tattva-jaya), des cinq éléments, du temps (kâla-yoga), des visions (châyyâ-yoga), de la contemplation du ciel ou de l'espace (âkâsha-yoga) et le yoga du son.
Ce qui frappe, c'est la continuité et la subtile évolution à travers les niveaux de révélation qui correspondent aux niveaux de conscience. Et la cohérence du tout. Il y a véritablement une religion ésotérique de Shiva, à côté de la religion commune de Shiva, enseignée dans le cycle du Shiva-dharma ("la religion de Shiva") repris dans les purânas et autres textes davantage exotériques.
On trouve aussi des allusions au rapport avec les autres religions, notamment avec le bouddhisme tantrique, principal rival du shivaïsme :
"Il y a des hommes mauvais de toutes sortes qui propagent les vues d'autres systèmes. Avec de l'argent, par la manipulation et en imitant la pratique (shaiva) ils volent l'Essence (=le Mantra). Et une fois qu'il l'ont trouvé, ils ne le respectent pas, ils disent qu'ils le connaissaient déjà et qu'ils ne font que le retrouver dans tel tantra..." (Mûla-sûtra, VIII, 2-3, EFEO p. 329)
Outre que cela me fait penser à nos amis du Nuage qui pompent allègrement dans diverses traditions en prétendant ensuite avoir la science infuse, il est fait allusion ici aux Bouddhistes. La Guhya-siddhi (VIII, 11-16), un enseignement bouddhiste du cycle de Guhya-samâja leur prescrivait en effet de se faire passe pour des shaivas afin d'acheter une esclave sexuelle. Sanderson résume ainsi ce passage :
"Ce texte prescrit aux initiés de se déguiser en shivaïtes, de gagner la confiance d'une famille d'intouchables, de leur enseigner le shivaïsme (siddhânta, notamment la Nishvâsa, nommée dans le texte bouddhiste), de leur donner l'initiation shivaïte, recevoir le paiement pour l'initiation et ensuite de l'échanger contre une vierge, obtenant ainsi la partenaire nécessaire pour la pratique des mantras des yoginîs (vidyâ-vrata)."
Ce qui nous amène à la question de la morale dans le Chemin du Mantra (mantra-mârga, le vrai nom du "tantrisme").