Il souffle un vent mauvais dans le monde de la vulgarisation scientifique française. Ne jouissant pas d'un emploi du temps élastique, j'aimerais réduire ce post aux portions congrues et je vais donc me permettre de ne pas rejouer tout le sketch. En quelques mots, cependant, voilà ce qui m'incite à agiter bénévolement mes doigts sur mon clavier : une nouvelle métamorphose de la « polémique » sur le patriarcat du steak. Ou « affaire Touraille », pour la baptiser de façon un peu moins chargée en blagouilles. Comme j'y ai déjà consacré en 2017 un bon mois de ma vie professionnelle – des recherches qui se sont soldées par la publication de ces deux articles – j'espère que vous excuserez mon laconisme relatif. Mais j'espère aussi que vous conviendrez que ce travail me justifie à penser que, même si je n'ai pas comme tout le monde la science infuse, je sais un tantinet de quoi je parle. En 2017, la déprime d'une amie suédoise, à l'époque doctorante en anthropologie, avait été la proverbiale goutte d'eau par laquelle mon vase avait débordé pour me décider à « débunker » le patriarcat du steak. Ses idées noires, elle les devait au documentaire produit par Arte « Hommes grands, femmes petites » pour lequel Touraille avait été conseillère scientifique. Et ça que le film avait certes été diffusé dans son pays, mais il était passé plutôt inaperçu et avait donné lieu à quelques articles en soulignant l'inanité. En France, rien de tout cela et même pire. Comme seules y parviennent les idées zombies, le « patriarcat du steak » était en train de reprendre du poil de la bête à la faveur de recensions journalistiques aussi exaltées que scientifiquement atterrantes. L'heure était venue pour moi d'agir avec mes moyens du bord. Si vous me suivez depuis un petit bout de temps (et je sais que certains me lisent depuis que mes écrits sont sortis au grand air, ce qui fait un bail, donc salut et merci à vous), vous devez savoir que le « débunk » n'est pas mon exercice de prédilection. Ayant traîné ma foi assez longtemps dans le monde académique, je sais qu'il peut exister un sacré fossé entre les travaux des chercheurs et ce que des commentateurs extérieurs en perçoivent, même (et surtout) s'ils se sentent parfaitement informés et dès lors justifiés à exprimer leur grand avis. Ce qui fait que je me donne comme règle de limiter au maximum mes écrits professionnels à une présentation positive de recherches que je ne me suis pas cassé la binette à mener. C'est peut-être de la paresse, c'est peut-être de l'humilité, c'est peut-être une conscience fondamentale de mon insondable débilité, mais le fait est que la présentation négative, et a fortiori l'évaluation critique, je la laisse aux pairs. Comme toute règle, celle-ci a ses exceptions et mon travail sur le « patriarcat du steak » en est une. Et pas des moindres. De fait, j'en avais et j'en ai toujours gros d'observer la complaisance que les recherches de Touraille peuvent susciter. À l'époque, c'était surtout dans le monde médiatique, aujourd'hui c'est dans celui qui s'autoproclame sceptique et prétend avoir comme mission la chasse aux pseudo-sciences et aux fake news pour dessiller son prochain dans l'amour pur de la vérité vraie. Sur les réseaux sociaux, j'ai l'habitude de caractériser cet univers comme celui des « zététichiens ». Au départ, il s'agissait uniquement d'un jeu de mot qui m'amusait (que voulez-vous, je suis simple), mais à la réflexion, c'est très bien trouvé pour désigner ceux qui confondent leur métier-passion avec celui d'un chien de garde, d'autant plus agressif qu'il est aveugle aux doubles standards qui le maintiennent docilement enchaîné. Je dis à dessein « les recherches de Touraille », parce que contrairement à ce que j'ai pu lire ces derniers jours, l'anthropologue n'a pas été victime d'un travestissement de ses idées dans les traductions « grand public » qui en ont été données. Je ne vous demande pas de me croire sur parole (ou sur la base du lourd travail de documentation que j'ai effectué en 2017, auquel, par définition, vous n'aurez jamais accès), mais de prendre dix minutes de votre temps pour visionner cette intervention faite en 2012 (si vous avez une heure devant vous, regardez l'ensemble de la table ronde, elle vaut son pesant de cacahuètes, à faire passer avec une bonne rasade de prozac). Si vous y trouvez, dans la bouche de Touraille, quelque chose qui s'approche de près ou de loin de la fameuse « prudence épistémique » quand vous l'entendrez se présenter en héritière du « féminisme matérialiste » qui cherche à « déconstruire » les biais hétéro-normés de la recherche en trouvant dans les sciences humaines et sociales, des moyens de « contrer les sciences de la vie » en se posant notamment plus souvent la question « pourquoi on se reproduit ? », je suis prête à manger mon slip. L'expérience de l'esprit que je vous propose, c'est d'imaginer un chercheur (c'est du neutre) qui se présenterait comme héritier du nationalisme ethnique et qui se targuerait de vouloir contrer la démographie en y traquant ses biais cosmopolites. M'est avis qu'il ne trouverait pas sa place dans le catalogue des Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme et que je ne serais pas la première à m'en plaindre. On pourrait aussi imaginer ce même chercheur qui, dans ses publications académiques, se ferait « prudent » dans la formulation de ses hypothèses, mais qui une fois plongé dans le confort d'une conférence militante, se lâcherait sévère sur toutes les petites et grandes causes qui l'animent. J'ose espérer qu'il aurait une tripotée d'adeptes de l'esprit critique sur le dos pour lui mettre son double discours sous le nez. Certes, on est là en plein dans le paralogisme du « si ma tante en avait » (par définition, on ne peut pas connaître à l'avance le résultat d'une expérience qui n'a jamais été menée), mais je pense, j'estime, je suppute, que vous voyez où je veux en venir. Dans le second cas, le mastodonte idéologique ferait sursauter tout le monde (ou presque), dans le premier, il ne chatouille (quasiment) personne. Et c'est un problème éléphantesque. Parce que c'est un de mes chevaux de bataille (et donc de mes biais personnels), j'y vois la conséquence d'un milieu sceptique qui, comme tant d'autres, fonctionne en chambre d'écho. Je suis d'autant bien placée pour le penser que, me situant au doigt mouillé au centre gauche de l'échiquier politique (et même très à gauche en ce qui concerne les questions dites de mœurs), j'ai régulièrement des frissons de chagrin et de pitié pour les rationalistes penchant à droite espérant percer « dans le métier ». Quand je constate tout ce que je me prends « dans la gueule » de ce même milieu parce que j'ai l'outrecuidance de pouffer devant les dogmes de l'intersecte (ce que Pluckrose et Lindsay désignent comme le champ des « cynical theories »), j'ai davantage envie de leur tapoter dans le dos et leur offrir un gros paquet de chocorêves que de leur conseiller de persévérer. Mais c'est un mauvais réflexe. Comme partout, l'uniformité idéologique est un fléau pour l'esprit. Vouloir dans le milieu sceptique davantage de gens « de droite » (ou, plus précisément, davantage de gens ne s'identifiant pas à cette bâtardise de gauche « woke » qui phagocyte, nécrose et métastase à peu près tout ce qu'elle touche comme l'atroce rogaton de pensée totalitaire qu'elle est) ne relève pas de la question, somme toute assez débile, de la « représentativité ». Non, diversifier le milieu sceptique, c'est avant tout et tout simplement le rendre meilleur. Je vous renvoie à cet article pour plus de précisions. Un article, ironie de l'histoire (non) ayant été refusé par tout un tas de médias « sceptiques » avant d'atterrir dans cet himmonde repaire d'alt-right de droite-droite qu'est Contrepoints. Par exemple, si ce pluralisme – c'est-à-dire le contrôle par chacun des biais de confirmation d'un autre – était routinier chez les sceptiques, on ne verrait pas de grosses légumes zététichiennes considérer que mes articles de 2017 sont « à charge » contre Touraille. Si je suis agnostique quant à l'importance du « contradictoire » dans le journalisme en général, j'ai un credo strict en ce qui concerne le journalisme scientifique : on ne donne pas, qu'importe que cela puisse rapporter socialement de se la jouer grand prince du mi-chèvre mi-chou, cinq minutes à la terre plate et cinq minutes à la terre ronde. C'est même ici l'un des rares domaines où j'exhorte mes conspécifiques à « choisir ton camp, camarade » en fonction de l'état des connaissances disponibles. Car pour paraphraser je ne sais plus qui, le but du journaliste scientifique, ce n'est pas citer l'un qui dit qu'il pleut et l'autre qui dit qu'il y a du soleil, c'est ouvrir sa putain de fenêtre et raconter le temps qu'il fait. Dans ce sens, oui, mes articles sont « à charge », parce que les recherches de Touraille sont chargées d'absurdités créationnistes de gauche. Les mêmes qui, en 2017, avaient poussé deux éminents biologistes, Michel Raymond et Bernard Godelle, à rappeler au Journal du CNRS qu'il avait véhiculé une « fake news scientifique » en les présentant comme « démontrées ». Il est dit couramment que les vulgarisateurs feraient le boulot que les chercheurs n'ont pas le temps d'accomplir. Dans ce cas, bien des vulgarisateurs pourraient prendre une retraite anticipée. Car depuis 2017, que s'est-il passé ? Sur le plan scientifique du patriarcat du steak, absolument rien. Les hypothèses de Touraille sur l'influence que les « régimes de genre » auraient pu avoir sur le dimorphisme sexuel continuent à n'intéresser personne. Pour qui connaît un peu la cervelle des scientifiques et leur magnétisme à « idées farfelues » (aka briseuses de consensus), autant dire que c'est peut-être le plus gros indice de leur faiblesse : si Touraille était tombée sur un diamant brut, ça se serait bousculé au portillon pour lui donner des billes susceptibles de révéler le joyau (quitte à proclamer qu'on l'a trouvé le premier, comme ce qui s'est passé à moult reprises dans l'histoire des sciences, par exemple avec la sélection de parentèle entre Hamilton et Maynard Smith). Mais non, c'est tout l'inverse : pas un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau de donnée indépendante n'est venu étayer son édifice. (On trouve cependant chez Touraille la parade infalsifiable : c'est parce que la science du dimorphisme sexuel est bourrée de biais sexistes qu'on ignore la courageuse chercheuse qui a levé ce lièvre, ce qui prouve bien que le sexisme est omniprésent dans les sciences naturelles !) Sur le plan de la vulgarisation, par contre, l'idée zombie a continué son petit bonhomme de chemin, jusqu'à déclencher la bataille d'Hernani du YouTube scientifique qui me pousse à écrire ce billet. Et à rappeler ce que Robert Trivers disait à Napoléon Chagnon en des circonstances intellectuelles similaires :
« J'ai enfin compris ce qu'ils veulent dire par “débat équilibré”. Pour toute démonstration claire de l'effectivité d'une explication sociobiologique d'un phénomène quelconque, il faut “l'équilibrer” par un appel complètement irrationnel aux conneries, aux émotions et au politiquement correct ».Que cette irrationalité pointe de plus en plus le bout de son nez dans le milieu sceptique me pousse à stopper net ce post, car j'en ai les doigts qui saignent de tant d'ironie mordante.
x