En ces temps si particuliers de restriction des déplacements, la parution de ce livret résonne étrangement puisqu’il y est question de deux immobilités qui se font face : d’une part celle d’une photographie, « une scène restreinte de 72x50 cm » où un paysage italien se retrouve à la fois figé et dynamisé par le regard porté sur lui, et d’autre part celle d’un quasi quadragénaire tétraplégique à la suite d’un accident, « alité dans des replis de draps blancs, devant le cliché, un rectangle d’extérieur ni plus ni moins – son unique extérieur désormais envisageable. »
De cette confrontation insolite, Mathieu Nuss a tiré un texte en prose lui aussi peu ordinaire qui, comme celui du photographe, suppose lui aussi un cadrage. Il y multiplie les plans – ceux de la photographie : le dallage blanc d’une place située devant un Duomo cerné par les inévitables « grappes de touristes, moutons et bergers », puis les signes (volets, rails, balcons, etc.) d’une ville que l’on devine autour et au-delà, enfin une colline ensoleillée encore plus loin, procurant une « sensation de protection utérine » ; celui de l’homme paralysé, mutique, dont « seul aujourd’hui l’œil lui reste, seul mobile possible à l’action » ; et celui, dans l’entre-deux, du texte lui-même où il s’agit, justement, de créer du mouvement à travers les phrases : « Comme des larmes coulent en petits pelotons, rangs serrés, parallèles, ou à peu près, ou se superposent à tout ce qui ne les retient pas, les phrases se conçoivent dans l’envie de progresser, affranchies, parallèles, ou à peu près, âmes qui, vivantes, acquièrent une méthode, manifestent quelques mécaniques. » – l’auteur commentant donc sa propre activité, ce recul réflexif rajoutant une dimension à son travail. Un dernier espace vient faire écho au texte avec les trois dessins de Mélanie Delattre-Vogt dont les titres, Oiseau pour l’un et Échec pour les deux autres, évoquent à eux seuls ce désir contrarié d’une mobilité qui, malgré tout, parvient à exister grâce aux rapports établis entre les différents éléments mis en jeu.
Et c’est bien parce qu’au-delà des apparences il y a forcément des mises en mouvement, des circulations permanentes (par exemple, le corps cloué au lit est « composé à 70 % d’une eau qui date de plusieurs centaines de milliers d’années – l’éternel est physiquement en nous ») que l’écriture doit essayer d’en constituer une réplique, mot à entendre dans toutes ses acceptions. Placée sous le signe d’une citation liminaire de Denis Roche (qui fut lui-même écrivain avant de se consacrer à la photographie), une telle tentative est ici indéniablement réussie par Mathieu Nuss, notamment grâce à son sens du phrasé, son ouverture lexicale et la multiplicité de ses références subtilement entrecroisées – littéraires, musicales, scientifiques ou picturales. Ainsi il illustre à sa façon cette phrase de Michel Deguy : « Le poème fait faire le tour d’une chose inconnue – dont il propose une vue. »[1]
Bruno Fern
Mathieu Nuss, Astreinte à Côme, dessins de Mélanie Delattre-Vogt, éditions Fidel Anthelme X, collection « La Motesta », 2020, 7 €
[1] Revue Le Nouveau Recueil, n° 67