Dans un article paru en 2015, Sthaneshwar Timalsina examine l'emploi du mot ābhāsa dans le Yoga-vâsishtha (Engaged Emancipation, p. 53).
Or, il constate une ambiguïté : généralement,
ābhāsa "apparence", désigne les apparences en tant qu'elles ne sont que des illusions projetées sur l'Être (brahman, etc.) par l'Être. C'est l'usage courant. Comme en français du reste, où le mot "apparence" s'oppose à "réalité", tendant ainsi à désigner ce qui est illusion : "apparemment"...Mais parfois, ce même mot est employé pour désigner l'Être ! Par exemple dans ce verset (je traduis très littéralement) :"Non-autre, paisible, pure apparence (ābhāsa-mâtram),
espace immaculé : l'Être lui-même est le monde, est tout cela. Voilà ce qui découle de la compréhension de l'Être." (III, 9, 30)
Ici,
ābhāsa devient synonyme de "conscience" (cit, citi, caitanya, samvit), c'est-à-dire de l'Être, de la réalité réelle. C'est comme s'il était écrit cit-mâtra "pure conscience" ou sat-mâtra "être pur".Cet usage est rendu possible par le mot
ābhāsa lui-même, formé du préfixe â et surtout de la racine bhâs "briller". Du coup, ābhāsa signifie aussi "illumination", "ce qui brille". Nous pouvons rapprocher ce terme de "phénomène", lui aussi dérivé d'une racine grecque qui désigne l'illumination.Donc le même mot est employé pour désigner l'illusion et la réalité. On retrouve cette même équivocité dans le bouddhisme Mahâyâna, avec l'emploi de shûnyatâ, qui désigne à la fois le phénomène et son essence : la "vacuité d'existence propre" est le propre (!) des phénomènes constitués d'apparences. Et la "vacuité" est aussi utilisé pour pointer l'absolu. Et les deux ne sont "ni être, ni non-être", mais en des sens différents. Dans le dispositif pédagogique bouddhiste, cette équivocité prépare le terrain à l'affirmation de l'identité du samsâra et du nirvâna, lesquels remplacent le couple apparence/réalité, même si ces termes sont aussi employés (dharma/dharmatâ dans les "cinq traités de Maitreya").
Quand j'avais publié ma traduction du
Poème pour la reconnaissance (Pratyabhijnâ-kârikâ) en 2005 chez l'Harmattan, j'avais choisi de traduire prakâsha par "Apparaître" ou "Apparence", alors qu'il est habituellement traduit par "Lumière" ou "Lumière consciente". Mais prakâsha comporte la même équivocité que âbhâsa.En effet, prakâsha désigne l'absolu en tant qu'il est "manifestation", "phénomène", profusion d'apparences. Apparence de quoi ? De soi ! Par soi, en soi. Prakâsha est la conscience en tant que manifestation, totalité des apparences particulières, âbhâsa justement. Selon la Reconnaissance, chaque chose est une combinaison unique d'âbhâsa universels, par exemple le bleu ou le jaune. L'Être crée des êtres uniques en combinant des traits généraux, à la manière d'un peintre.
Mais prakâsha désigne aussi l'Être ou la conscience en tant que "lumière" qui illumine, qui éclaire les apparences. Elle est donc à la fois conscience "manifestante" et conscience "manifestée". Ce qui est logique au sein d'une pensée non-dualiste. D'où une ambiguïté, mais une ambiguïté que les philosophes de la Reconnaissance font employer à leur avantage afin de suggérer fortement que "tout est conscience". Tout est Apparence, c'est-à-dire l'acte d'apparaître. Dans ce cas, le mot "apparence" est fondé sur le même modèle que "connaissance" ou "jouissance". Cela désigne à la fois l'acte d'apparaître et son résultat, telle ou telle apparence, "cette" apparence. Pour mettre l'accent sur cette dimension active, je rendais parfois prakâsha par "apparaître", substantivé : l'Apparaître, c'est-à-dire l'acte d'apparaître.
Mais cet usage semblait trop subtil pour la plupart des lecteurs, semble-t-il. J'y ai donc renoncé depuis.
Reste que cette ambiguïté est essentielle dans la Reconnaissance, comme dans le Yoga selon Vasishtha et le bouddhisme mahâyâna. Nous pouvons aussi rapprocher ce choix de la philosophie de l'apparence développée par Marcel Conche dans Pyrrhon ou l'apparence pure.Tout est apparences, ancré dans l'Apparaître.