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« Demain le feu » : deux poètes, des oubliés

Publié le 10 mai 2020 par Africultures @africultures

Sorti en ligne le 1er mai, le documentaire Demain le feu des talentueux Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah raconte en trois actes la France de Mai 2017. Une « France fracturée » entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, et une série de portraits d’oubliés, rencontrés au hasard d’un voyage de Calais à Marseille. Des oubliés qui promettent, à l’aube du mouvement des Gilets Jaunes, que oui, demain le feu

« Ceux qui d’habitude ne sont pas sur la photo »

Un moine, une retraitée militante du Front National, des jeunes dans une cité, une étudiante en droit, des anciens combattants patriotiques, des ouvriers en colère, un homme chrétien dans la « jungle de Calais », un chauffeur routier, un homme et son chien … Des « sans dents » à « ceux qui ne sont rien », ils sont ceux qu’on ne voit jamais sur la photo. Mais pas cette fois. Avec Demain le feu, l’art du portrait cherche à rendre visibles les invisibles. Des plans rapprochés découpent un visage, des mains, un regard, un profil. Peut-être un hommage inspiré au réalisateur Abdellatif Kéchiche, qui imposa sur les écrans les visages d’Arabes dont le cinéma ne voulait pas.

Des portraits donc. Ici, pas de regard sociologique, mais des tranches de vie brutes et du cinéma vérité.

« Est-ce que ça rend heureux, un chien ? »

Quelque part dans la Creuse, des ouvriers menacent de faire sauter leur usine, dont la fermeture imminente est annoncée.  Un ouvrier craque : « On est morts ! Ils veulent que le Centre de la France meure ! » Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah lui posent alors la question : « Comment il est, votre espoir ? Est-ce que vous avez des rêves ? » Et ces questions décalées décalent évidemment la réponse, comme une façon de reconnaître à chacun son droit à la poésie, à transfigurer la lourdeur du politique…

« Pourquoi on aime se souvenir de la guerre ? »
« Est-ce que tu te sens libre ? »
« Quand vous roulez, vous pensez à quoi ? »
« Est-ce qu’être moine, c’est vouloir échapper à la réalité ? »
« C’est quoi la beauté, pour vous ? »
« Est-ce que vous avez souvent été en colère dans votre vie ? »
« De quoi avez-vous peur ? »
« Il y a quoi derrière la mer ? »

Un petit-fils de Harki rêve de s’installer en Algérie. Une militante du Front National ne se trouve pas belle. Une étudiante en droit pense que le droit n’est pas juste. Ce questionnaire poétique et subversif est un hommage des réalisateurs à Chris Marker et son film de 1963 Le joli Mai, tourné peu après la signature des accords d’Evian qui mettent officiellement fin à la Guerre d’Algérie. Plus de cinquante ans plus tard, Demain le feu semble annoncer, quant à lui, le début d’une guerre…

Un voyage dans le futur

« Un chômeur envoie un mail au quotidien local de sa région : « Je suis allé à Pôle emploi avec 5 litres d’essence pour me brûler, mais c’est fermé le 12 février 2013, alors ça sera demain le 13 ou le 14, car ce serait vraiment préférable au sein de Pôle emploi merci. » Le lendemain, l’homme tient parole. » En 2015, Mehdi Meklat et Badroudine Saïd Abdallah s’emparent déjà du récit des oubliés avec leur roman Burn Out, comme un prélude à Demain, le feu. Comme s’ils avaient un temps d’avance. Ou juste une meilleure écoute de la crise sociale, avant qu’elle n’explose aux yeux de tous lors des grèves générales de l’hiver 2019, amplifiées ensuite par la crise sanitaire.

À ce titre, Demain le feu offre un voyage dans le futur à ceux qui voudraient comprendre les chuchotements inaudibles et les larmes invisibles qui ont précédé les feux de l’explosion.

Célia Sadai

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