« Qu’on se figure des êtres humains entassés comme des ballots de marchandises dans des compartiments qu’une cupidité barbare leur a ménagés avec parcimonie, où ils ne respirent qu’un air méphitique qui les tue (…) Ces malheureux, la plupart décharnés et accroupis comme des brutes, soutiennent à peine leur tête où l’on ne découvre presque plus d’expression ; de jeune femmes de 15 à 16 ans exténuées de besoin et de misère, tiennent des enfants à leurs mamelles déjà pendantes et desséchées. L’horreur de ce tableau est encore accrue par les maladies que l’insalubrité et les privations ont produites. Le quart plus ou moins de la cargaison est ordinairement moissonné pendant la traversée et ceux qui survivent paraissent insensibles à la mort de leurs compagnons, le même sort les attend d’un instant à l’autre. Pourrait-on s’imaginer que des hommes qui se disent civilisés et chrétiens se rendent ainsi de sang-froid les bourreaux d’autres hommes dont tout le tort envers eux est d’être nés sous d’autres cieux et d’être d’une couleur différente ?». C’est par ces mots que Eugène Édouard Boyer de Peyreleau, baron de l'Empire, militaire et homme politique français, décrit vers 1823 l’horreur de la traversée que vivent les esclaves. Si le 10 mai est devenu, en France, l’occasion de se replonger dans un des chapitres les plus sombres de l’histoire de l’humanité, l’actualité du moment sur fond de Covid 19 et de confinement comme réponse à la propagation du virus est une invitation à nous rappeler le sort de confinés d’un autre temps.
Ce cantonnement n’avait pas pour but de lutter contre une pandémie mais visait des objectifs bien plus sombres et inhumains dont les conséquences dramatiques sont encore visibles aujourd’hui dans les sociétés africaines et afro-descendantes.
Près de 200 ans plus tard, l’historien Marcus Rediker confirme le récit du Baron Boyer, dans son ouvrage « A bord du négrier. Une histoire atlantique de la traite ». Ces traversées qui duraient en moyenne entre six et dix semaines ont vu périr pas moins de 1,8 million de personnes victimes des conditions de vie indignes d’êtres humains. Pour preuve, la description d’un « dispositif du négrier concentrationnaire » où nudité, « ségrégation sexuelle », marquage au fer rouge, entassement à demi courbé allant jusqu’à 16 heures par jour, enchaînement, travail forcé à la manœuvre, châtiments corporels, viol des femmes, à bord d’un navire pouvant compter jusqu’à 600 esclaves, sont le quotidien des captifs durant la traversée. Le tout dans un confinement quasi-total où les épidémies de dysenterie et autres maladies s’invitent à bord.
Seul moment de « répit », quand en période de beau temps il était permis aux esclaves de se dégourdir un peu sur le pont. Pendant ce temps, on incitait les infortunés à danser en guise d’occupation. Le soir les déportés retournaient à leurs fers dans l’exiguïté et l’insalubrité morbide de l'entrepont où ils devaient rester couchés ou assis enchaînés nus dans un espace de 1 mètre cube.
En cette journée commémorative du souvenir de l'esclavage et de son abolition, nous sommes invités à nous rappeler ces millions d’anonymes sacrifiés sur l’autel du capitalisme sauvage pendant plus de 400 ans. Un sacrifice dont l’échos est toujours audible aujourd’hui auprès de milliards d’africains et d’afro-descendants dans le monde entier. C’est bien confiné dans nos maisons que nous sommes invités à commémorer la mémoire de ces millions d’innocents. Si le déconfinement est pour beaucoup synonyme de libération et de retour à une vie « normale » sur fond de crise économique, il n’a constitué pour ces passagers malheureux que le passage des cales de négriers aux cases d’esclaves loin de chez eux accompagnés d’une souffrance certaine qui plus jamais ne les a quittés.
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