(Notes sur la création) Jean-Pierre Duprey

Par Florence Trocmé


Ce qui me reste du réel ?
Une cathédrale invisible dont, seules, les sculptures apparentes ponctuent l’architecture cachée. Les unes ont le sourire de la Dame du portail de Saint-Laurent, les autres l’effrayant sourire des gargouilles. Ce sont là autant de points visibles jalonnant l’édifice que je connais mal encore. Ce sont les points de repère que j’installe comme des lampes sur les façades et dans les corridors et qui m’aident à explorer, un peu à tâtons, cette structure abritant mes hôtes, sécrétée par moi : mes prestiges et hors de moi : l’invisible.
Mes prestiges ne dessinent pas une structure continue, régulièrement éclairée, dense, rassurante. Non. Ils sont tantôt de la nuit, tantôt du jour, et, dans l’un et l’autre cas, révélés par des rayonnements qui les font apparaître, hors du contexte, comme des ongles blancs sous la lumière noire.
Lors des périodes diurnes, mes mains guident et conseillent leur information filtrant de toutes parts ; elles recueillent et installent les bourgeons d’un jaillissement lent et continu, persévérant à s’exprimer avec l’insistance des constructions biologiques. Ces arrangements sont doués de squelette, de chair, de membres ayant leurs ardeurs, leurs avidités, leurs fatigues, leurs grâces, leurs retombées et leurs repos. Il est assez difficile de les rendre dociles, mais ils acceptent plus ou moins sournoisement les disciplines, pourvu qu’ils puissent se formuler. Bien entendu nous cherchons des appuis dans les essais naturels et dans certaine mythologie.
Ainsi, cela se laisse vivre et rassure, content d’être au monde. Puis survient la demi-lumière. Des crampes se manifestent, un certain déséquilibre s’installe dans la position des sculptures : les dames damnées naissent. Je les laisse s’affaisser, je les couche, je les étale en plans, en reliefs ; ainsi la matière se repose et s’assouplit en cette zone de libration. Elle se laisse moduler. Libre, dans sa couche extérieure elle admet le mouvement, les injonctions ; mais déjà elle vit de ses racines pétrifiées qui plongent dans l’immobile et l’obscurité. le dernier remous s’apaise et je sais que j’entre dans la période nocturne ; mes mains se fripent, elles donnent encore naissance à quelques petits cadavres et la période des rêves commence.
La période des rêves est mon cycle nocturne, je n’y suis pas mal installé car mes phantasmes sont à l’image du noir de mon âme et, tout étant comme il faut, j’y trouve une sorte de paix. Pourtant, au début, je lutte toujours avec acharnement contre l’engourdissement, craignant l’immobilité finale.
C’est ainsi que je descends l’escalier d’une maison inconnue,
un soir sans tenir la rampe car l’escalier
est large et les marches faciles. Et puis tout
de même, la rampe est si lisse, d’un éclat si soyeux
que je suis tenté d’y porter la main. Dès que je
l’ai effleurée, je sens en contrepoint le toucher
imperceptible d’une présence derrière moi. Avec
un peu d’effroi je continue à descendre et cela descend
avec moi. Je me hâte et cela se hâte derrière moi.
Je me retourne et vois une femme grande et mince
qui me suit sans faire le moindre bruit. Son
vague sourire me rassure et je la regarde mieux pour
être tout à fait délivré de mon épouvante. C’est
alors que son sourire se déforme, tout en douceur
vers plus de douceur et qu’elle semble descendre,
toujours sans bruit, imperceptiblement plus vite,
gagner sur moi, réduire la distance qui nous sépare.
Son sourire, attentif à fixer mon regard se fige
et c’est alors que je vois ses dents. (a)
Durant ces périodes, la sculpture est en sommeil. je dois attendre, apprivoiser mon rêve, le rendre docile, me familiariser avec Cela qui veut éclater, jusqu’à la nuit où je rêve que je laisse Cela descendre jusqu’à moi, malgré son sourire épouvantable, que Cela se fige et devient statue.
Alors la statue me tend une pierre blanche, trop blanche, trop lisse et je sais que c’est la matrice du vide.
(a) Cette section versifiée adopte dans le texte original la forme d’une spirale.
Jean-Pierre Duprey, Réincrudation (extrait). In Œuvres complètes, Christian Bourgois (1990), p. 180-182.
Choix de Jean-Nicolas Clamanges.