Depuis un an, je sais pas si je t’ai dit, ma maman est venue vivre dans la campagne avec nous.
Tout est parti du jour où elle est encore tombée chez elle, dans son appartement de la ville. Ma maman, elle a un peu tendance à tomber souvent, rapport à son âge et puis aussi au fait qu’elle a qu’un seul oeil qui voit clair (enfin, elle arrive à voir le contour des gens mais des fois c’est un peu fatiguant qu’elle me confonde avec le livreur de chez Picard quand je vais chez elle).
Donc ma maman m’a appelée l’année dernière, l’air jouasse et tout, très détendue.
– Coucou ma chérie, tu vas bien ? Et Phlegmon ? Et Loutre ?
– Tout le monde va bien, Phelgmon est sur internet en train de regarder un Indien de New Delhi qui s’enfonce des aiguilles à tricoter dans le scrotum en dansant sur « Gangnam Style », ça lui plait beaucoup, et Loutre est en train de lire un article du Monde sur la décroissance comme seule alternative à un cataclysme écologique planétaire et à une récession économique qui fera passer le crach de 1929 pour une petite surboum de fauchés à Clichy-Sous-Bois.
– Mais c’est formidable tout ça ! Je suis très, très contente.
– Et toi, ça va ?
– Mais oui, tout va trèèèèèèèès bien.
– Bah tant mieux, j’aime pas m’inquiéter pour toi.
– Non, pas d’inquiétude, tout roule. Juste, si tu pouvais passer chez moi ? La clé est sous le pot de fleur, juste à côté de la grosse araignée qui squatte la terrasse. J’aurais besoin de mes papiers d’identité et de ma carte de Sécu, et sûrement aussi de quelques affaires, trois fois rien hein, juste de quoi m’habiller pendant trois petites semaines.
– Mais … maman, tu es OÙ exactement ?
– Aux urgences, avec des ambulanciers ADORABLES (arrêtez, Patrick, vous savez bien que le fait de rire me fait un peu mal), mais TOUT VA BIEN ma chérie, je me suis juste cassé le sternum en voulant arroser mes pétunias, vraiment, rien de grave, je veux SURTOUT PAS te déranger ou t’inquiéter, je vais trèèèèèèèès bien (Patrick, j’ai bien l’impression que ma troisième côte est en train de s’enfoncer dans mon lobe pulmonaire gauche, vous pourriez appeler le réanimateur, mon grand ? Vous seriez bien urbain.)
Avant le sternum, ma maman s’était cassé la hanche gauche (la droite c’était un peu avant), le col du fémur et aussi la rotule.
Comme on en avait un peu assez de devoir aller arroser son chat et nourrir ses plantes six mois par an, Loutre a eu une très bonne idée un soir :
– Et si on rénovait la chèvrerie pour y loger la vieille ?
– Y’a un message caché ?
– Même pas, il se trouve que C’EST une ancienne chèvrerie.
Et donc voilà, on a fait plein de travaux avec des ouvriers portugais très sympathiques pendant plusieurs mois, c’était très convivial même si parfois on avait du mal à se comprendre parfaitement bien (c’est parce que les unités de mesure sont différentes selon les pays, par exemple quand tu dis « le chantier commence à 9h », les ouvriers ils arrivent à 11h parce que chez eux, « 9 » se dit « 11 »).
Moi j’étais aussi très contente de participer, j’ai fait la peinture et j’ai monté une cuisine Ikéa, et ça m’a permis de visiter le service des urgences de l’hôpital Saint-Goître (celles-là je les connaissais pas encore) quand je suis tombée de l’échafaudage, et même Loutre a montré de la fierté quand j’ai pas pleuré au moment où le chirurgien m’a retiré toutes les petites vis de la fesse droite.
Quand on a terminé toutes les réparations et que ça ressemblait à une résidence senior cinq étoiles, on a fait venir ma maman.
Phlegmon a demandé si on pouvait faire comme chez Korian et lui facturer cinq mille euros par mois, mais Loutre a dit que ce serait abusé, que deux mille c’était plus raisonnable vu que ma maman, c’est un peu la famille quand même.
Depuis, ma maman habite juste à côté de chez nous, et notre vie a changé pour le meilleur.
Des fois, on l’invite à manger avec nous, et ça fait des repas très animés et très sympathiques, surtout quand on se met à parler politique parce que ma maman, elle a fait Mai 68 et elle a fumé de la marijuana quand elle était jeune, et aussi elle a aidé les Cubains de La Havane à faire la queue pendant six heures tous les jours pour pouvoir acheter un oeuf et cent grammes de sucre, alors je peux dire qu’elle a un peu d’expérience de la vie.
Le seul truc, c’est qu’elle a jamais envie de déranger. Du coup même quand c’est moi qui fais la cuisine et que les chiens partent en hurlant si un petit bout de nourriture tombe par terre, ma maman me dit que c’est vraiment « trèèèèèèès bon » (après on appelle le docteur Pilchard dans la nuit pour qu’il vienne vite la voir, elle est malade pendant deux jours et on en parle plus).
Des fois, pour pas déranger, elle m’envoie un petit SMS depuis la porte d’à côté:
« Coucou ma chérie, j’ai vu que la voiture de Loutre n’était pas là, tout va bien ? Vous avez eu une dispute peut-être ? C’est tendu entre vous ? VOUS ALLEZ DIVORCER ? »
Alors moi je réponds que non, que Loutre est chez Super U pour acheter des choses à manger, mais que merci, on va bien et que ça me fait bien plaisir qu’elle s’inquiète.
D’autres fois, c’est juste « Coucou ma chérie, est-ce que tes règles sont moins douloureuses ce mois-ci ? Tu tiens le coup, ça te constipe pas trop ? », et souvent je reçois le message pendant que je suis en réunion avec mon patron et mes collègues, qui doivent être très jaloux de voir que moi, j’ai une maman qui s’inquiète pour moi.
L’autre soir, avec Loutre, on avait le temps de tirer un petit coup vite fait se retrouver enfin peu juste nous deux et renouer des liens affectifs, alors on a commencé à se faire des câlins, et puis mon téléphone a fait « ding ding », et c’était ma maman qui me demandait si j’avais pas eu trop chaud dans la journée, parce qu’il avait fait presque 24 degrés et qu’elle m’avait vue aller dans le jardin avec mon pull rose qui est quand même peut-être un peu chaud, et il faut faire attention aux coups de chaleur, surtout quand on prend de l’âge comme moi, et est-ce que j’avais bien bu mon litre et demi d’eau minérale parce que l’hydratation, c’est essentiel quand on approche de la pré-ménopause.
– Bon c’est décidé, je vais la buter, a dit Loutre.
– Mais non, c’est juste qu’elle s’inquiète pour moi, tu sais comment elle est, elle veut pas déranger mais elle est un peu anxieuse.
– Moi aussi, j’ai mon anxiété qui monte, là.
– (DING DING: « Mais je veux pas vous déranger, tu me diras ça demain, prends juste bien soin de toi »)
– Allez Loutre, fais-moi un gros câlin …
– (DING DING: « Et sinon, ces pertes blanches dont je t’ai entendue parler avec ton médecin au téléphone, à mon avis c’est quand même à surveiller, les soucis gynécologiques c’est toujours à surveiller quand on approche de la pré-ménopause »)
– J’ai plutôt envie de me pendre, a dit Loutre.
– Attends, je vais mettre une chanson romantique sur mon iPhone, ça va te remettre dans l’ambiance.
– (DING DING: « Ah tu as un iPhone toi aussi ? Tu pourrais passer demain, vraiment à l’heure qui t’arrange parce que je veux pas t’embêter, pour me montrer comment on répond à un mail sur le téléphone ? »)
– ….
– ….
– (DING DING: « Mais non, je ne vous écoute pas, hein. »)
– ….
– Les portugais, ils ont VRAIMENT ajouté une double couche de laine isolante entre le mur de la chèvrerie et celui de notre chambre ?
– J’ai un doute.