Le
raffinement et l'accord parfait que forment l'alliance d'un coup de
blanc et de ce poisson, ce ne peut être le fruit du hasard.
Il y a
très clairement une émanation intelligente à l'origine de cette
combinaison céleste, n'ayons pas peur des mots.
Sur des millions de
milliards de combinaisons possibles, sur des distances impossibles,
le hasard ne pouvait placer le sandre au rayon poissonnerie et le
Meursault au rayon vin dix mètres plus loin, alors que la taille de
l'univers observable serait d'environ 100 milliards d'années-lumière.
C'est impossible que tout ça se retrouve côte à côte chez Shopi,
tout ça à quelques mètres du rayon beurre, qui plus est.
Tu vois la combinaison miraculeuse.
Tu vois
le truc.
C'est énorme.
On
aurait pu voir le Meursault s'épanouir dans les chais en bois de
zbültrq (l'équivalent du chêne local) sur Bételgeuse, et le
sandre pêché dans les étangs poissonneux de Proxima du Centaure.
Et le beurre je t'en parle même pas, bon pas à côté d'une supernova non plus parce que c'est chaud et le beurre ça supporte moyen la chaleur.
Comment
alors se faire rencontrer les deux ? Parce que si le Meursault
supporte bien les années et le voyage, question poisson...c'est une
autre histoire.
D'ailleurs
c'est une autre histoire.
Certes.
Oui
donc.
Recentrons le débat.
Je
parlais de cela, du sandre au beurre blanc, car lorsqu'on se voit
avec mon éditeur, c'est au restaurant.
C'est pour ça que je le vois
beaucoup.
Une
autobiographie, tout bien considéré c'est vrai que ce serait le
mieux.
Oui
mais une grosse alors, une bien grosse et bien épaisse, pour qu'on
puisse se voir souvent.
Pour en discuter.
Au restaurant.
Parce qu'il y a
tellement de choses appétissantes sur les cartes, ce serait dommage
de rater tout ça.
Une
autobiographie.
En cinquante-quatre volumes.
Un par année.
Va
falloir que je brode.
Sacrément.
De ouf.
C'est pas possible, faut que je
m'invente une vie.
Je
peux même arguer du fait que je connais bien le bouddhisme - la
religion des bouddhistes, pas les films de bouddhisme comme David
Carradine ou Kung-fu Panda – et particulièrement leurs histoires
de réincarnation et de vies successives, ou renaissances, pour lui
proposer mes sept autobiographies de cinquante-quatre volumes chacune.
Les sept premières.
En prenant
soin de raconter qu'à chaque fois, j'ai été réincarné en homme
ou en femme ou en enfant, ou en hermaphrodite amish, ou en ami des bathyscaphes, parce que comme chez eux on peut être
réincarné en animal ou en végétal aussi, faire l'autobiographie
d'un poireau, ça peut présenter un intérêt limité, ne nous le
cachons pas.
Le
poireau n'ayant pas une vie longue et trépidante à la base.
A-t-on
déjà vu plus apathique qu'un poireau dans un champ, en hiver, par
grand vent ?
Oui.
Un
champ tout entier de poireaux apathiques.
Et
une autobiographie de poireau se termine fatalement dans une
casserole un soir de décembre, dans la cuisine sombre d'une
chaumière du Berry, alors que le froid frappe à la porte d'entrée,
dont les veines ont été creusées par le temps et les intempéries
et aussi un peu la pluie, et les intempéries dans le Berry on
connaît, c'est du lourd.
Au coin d'un feu, dans une marmite fumante,
le poireau est là, il se meurt.
La fumée qui s'échappe, tout le
monde pense qu'il s'agit de l'eau qui s'évapore.
Non.
C'est l'âme
du poireau qui s'envole.
Avec celle de ses collègues les choux.
Et
celle de ses copines les saucisses.
René
le poireau aura bien remarqué, peu avant ses derniers instants, les
clins d'œil aguicheurs de la grosse Lulu la saucisse, bien bâtie la
Lulu, une belle saucisse plantureuse de chez le boucher, bien
gironde, avec des formes somptueuses et plantureuses je l'ai
déjà dit, elle cherche l'aventure la Lulu, elle n'a pas froid aux
yeux qui sont dans le bouillon, et par un jeu savant de contorsions
dues à la chaleur, elle aura réussi à se rapprocher subrepticement
de René le poireau, qui n'est déjà plus que l'ombre de lui-même.
Encore un dernier centimètre dans l'eau frémissante, et au moment
où la Lulu frôlera de sa croupe charnue la frêle silhouette du
René, c'est à ce moment qu'il sombrera pour toujours au fond de la
marmite.
Destin tragique penseront certains, alors que d'autres s'en
foutent complètement.
Pour ne pas dire s'en carrent l'oignon.
Et se
carrer l'oignon dans le Berry on connaît, c'est du lourd.
À suivre...