De New York à Los Angeles, on compte 200 000 initiatives d’arrêt des paiements des quittances. Associations et élus progressistes cherchent à politiser le mouvement.
À New York, Peggy Perkins a décidé de faire la grève… du loyer. « Je suis mère de famille, je gagne ma vie en faisant la coiffeuse et la manucure à domicile. Plutôt que de négocier, mon propriétaire nous a dit : “Le loyer est dû au 1er mai.” Et nous a envoyé un formulaire pour payer par carte de crédit. J’ai lutté pendant des années pour être à nouveau à flot. Je ne vais pas rentrer encore dans un processus de crédit pour payer le loyer. Je suis donc en grève avec mes voisins jusqu’à ce que le gouverneur Cuomo (de l’État de New York – NDLR) annule les loyers. » À Kansas City, Tiana Caldwell a pris la même décision : « J’ai grandi dans la pauvreté et ma famille n’a aucune richesse. Mon mari et moi avons été victimes d’un prêt hypothécaire frauduleux, nous avons dû faire face à la ségrégation raciale de la part de beaucoup de propriétaires et nous avons lutté pour trouver un logement malgré nos antécédents d’expulsion. Mon mari et moi avons été licenciés la semaine dernière. Nous avons besoin d’une solution maintenant qui ne se fasse pas aux dépens d’autres personnes comme moi. » Ces deux témoignages figurent sur le site westriketogether.com qui recense toutes les actions individuelles et collectives de grève des loyers qui se mènent sur le territoire des États-Unis. Au dernier recensement, elles étaient au nombre de 200 000.
Big Apple, 2,2 millions d’appartements à la location
Le mouvement est parti de New York. La ville la plus peuplée et la plus dense du pays a payé le plus lourd tribut à l’épidémie de coronavirus, avec 25 000 décès selon le décompte officiel. Les mesures de confinement ont quasiment mis l’économie à l’arrêt, tandis que l’absence de système de protection sociale jetait des centaines de milliers de personnes au chômage. Big Apple est également la métropole qui possède le plus d’appartements à la location : 2,2 millions. Dès avril, un tiers des locataires se sont trouvés dans l’impossibilité de payer leur loyer. « Les loyers ne sont pas payés et la stratégie est de savoir comment nous créons un rassemblement autour de ce sujet et comment nous politisons l’affaire », a expliqué au New York Times Tara Raghuveer, directrice du réseau national Homes Guarantee Campaign of People’s Action.
Convaincre le gouvernement fédéral d’annuler les loyers
De nécessité, faisons loi : l’assemblage de ces maillons a donné naissance à #CancelRent (Annulez les loyers), un mot d’ordre autour duquel s’agrègent des associations, des responsables politiques et des locataires qui, souvent, n’avaient jamais participé à une mobilisation sociale. Leur but : convaincre le gouvernement fédéral d’annuler les loyers et remboursement d’emprunts aussi longtemps que durera la crise sanitaire, économique et sociale. Selon le quotidien de New York, « il s’agirait moins de promouvoir une législation particulière que de bâtir un mouvement de masse comme Occupy Wall Street après la crise financière de 2008 ». Pas tout à fait, en réalité. À la différence de 2008, il se pourrait que ce mouvement se construise aussi autour de projets de loi et de figures politiques d’incarnation. La limite du « mouvementisme » constitue l’une des leçons tirées de l’expérience d’Occupy par nombre de militants. À commencer par Alexandria Ocasio-Cortez, la députée de New York, qui a proposé, la semaine dernière, de tenir le cap suivant : « Ce n’est pas impossible à réaliser et ce n’est pas comme si nous ne pouvions pas le réaliser. Nous manquons de responsables politiques avec suffisamment de volonté politique pour aider effectivement les locataires et aussi les petits propriétaires. »
Les revendications des associations prochainement soumises à la législature d’État
Dans l’esprit de la populaire députée de New York, il ne s’agit pas seulement d’un mouvement de protestation, mais d’un mouvement social qui doit être articulé avec une action politique et institutionnelle. Une autre jeune femme de New York, Julia Salazar, 29 ans, elle aussi élue (elle est sénatrice de l’État de New York), elle aussi membre de DSA (Democratic Socialists of America) est sur la même longueur d’onde : elle a rédigé un projet de loi intégrant les revendications des associations qui doit prochainement être soumis à la législature d’État. En 2019, elle avait été l’une des chevilles ouvrières d’une loi qui encadre et plafonne les loyers à l’échelle de l’État (20 millions d’habitants). À l’autre bout du pays-continent, la Californie (40 millions d’habitants) a voté, il y a quelques mois, le même type de loi favorable aux locataires.
Au plan national, c’est Ilhan Omar, une autre membre du « squad », ce groupe de quatre députées progressistes élues lors des élections de mi-mandat de 2018, dont font également partie AOC, Rashida Tlaib et Ayanna Pressley, qui a déposé à la Chambre des représentants un projet de loi : annulation des loyers et échéances d’emprunts et prise en charge de ceux-ci par un fonds public, création d’un fonds optionnel permettant aux collectivités et associations de racheter des appartements privés.
Explosion des prix dans les zones économiques dynamiques
La catastrophe économique et sociale engendrée par l’épidémie de coronavirus sert d’accélérateur à un problème préexistant que cerne ainsi Tara Raghuveer : « La pandémie révèle l’incapacité à garantir le logement comme un droit humain et l’urgence actuelle approfondit les inégalités sociales et raciales en la matière. »
L’explosion des loyers et du coût du foncier dans les zones économiques les plus dynamiques, de la Californie à New York en passant par les métropoles régionales, sur fond d’explosion des inégalités qui alimente une re-ségrégation spatiale ; l’insuffisance de l’offre de logements publics ; les discriminations frappant les familles issues des minorités, autant de facteurs qui font du logement une question centrale dans la vie des classes populaires et même moyennes, expliquant sans doute la rapidité avec laquelle se propage la grève des loyers.
06 mai 2020 (Angela Weiss / AFP)