L’endroit est idéal pour y débuter un footing. Après s’être offert quelques minutes de contemplation. Certains pourront même y méditer en regardant, là-haut, à l’est, les premiers rayons du soleil enflammer le ciel en se hissant au-dessus des tours de La Défense. En haut de cet escalier, au bout de la rue Thiers, tout l’ouest parisien s'étale. Plaisir et privilège, chaque matin, de le voir s’éveiller. Sous nos pieds, la Seine file vers l’ouest, où après de nombreux méandres, elle ira se jeter dans la Manche. Pour elle, pas besoin d'attestation pour rejoindre la Normandie. Personne ne lui reprochera sa fuite.
Jusqu’à ce confinement, cette Seine, source de vie, ramenait avec elle les bruits de la capitale. Ceux de la circulation bien sûr mais aussi et surtout ceux de la vie parisienne. Ces mots venus du monde entier de touristes émerveillés par Paris, qu’ils se baladent sur les berges ou naviguent sur un bateau-mouche. Les bruits de ces enfants jouant dans un square posé sur une rive, ceux des rames de métro l’enjambant sur le Pont de Bir-Hakeim, ceux de tous ses promeneurs se prenant en selfie sur l’un de ses ponts. Avec elle nous parvenait aussi le souffle des sportifs venus faire leur footing ou profiter des berges pour une balade à vélo ou sur des rollers. Personne alors ne leur jetait de regards réprobateurs. Au pire, de l’incompréhension voire parfois un peu de mépris. La Seine nous arrivait chargée d’images d’amoureux accrochant leur cadenas sur un pont ou se bécotant sur un banc public… « en s'foutant pas mal du regard oblique des passants honnêtes, en s'disant des "je t'aime" pathétiques » aurait ajouté Brassens. Mais depuis plusieurs semaines, la Seine est muette, vide de tous ces moments de vie. Sa traversée de Paris se fait dans le silence.
Le regard quitte le fleuve pour me ramener dans mon « cercle de jeu » par la grande avenue du Maréchal Delattre de Tassigny, bordée depuis quelques mois de pistes cyclables qui épargnent quelques sueurs froides aux adeptes du vélo. De la sortie du Pont Georges-Pompidou où sont posées deux sculptures de René Letourneur symbolisant la Seine et l'Oise, l’avenue nous fait reprendre de la hauteur (depuis 1790 et jusqu'au 1er janvier 1968, le département de la Seine-et-Oise encerclait Paris et sa proche banlieue ; la Seine et Oise disparut au profit des Yvelines mais aussi de l'Essonne, des Hauts-de-Seine, du Val d'Oise, du Val de Marne et de la Seine-Saint-Denis (la Seine-et-Marne existait déjà)). Sollicitées par le dénivelé, les cuisses commencent à chauffer. Dans un virage, au pied de marches, demeure une trace de l'ascenseur construit en 1900 pour permettre aux Saint-Germanois d'accéder plus facilement au chemin de fer qui s’arrêtait alors sur les rives du fleuve.Sur notre droite, la rampe des Grottes récemment restaurée, et le mur des Lions sont les derniers vestiges du Château Neuf, créé à la fin du XVIe siècle à la demande de Henri IV. De nombreuses terrasses descendaient alors jusqu'à la Seine (une maquette située à l'accueil du Musée d'Archéologie permet de visualiser l'ensemble). La grotte de Neptune, celles des Orgues ou encore celle du Dragon amusaient le Roi Henri IV et sa cour.
La grotte du dragon (49 m de long et 10 m de haut) était animée par un dragon furieux qui battait des ailes en lâchant des torrents d’eau pendant que des oiseaux, eux aussi animés par l’eau, battaient des ailes. Dans la Grotte des Orgues, les doigts d’une nymphe étaient animés par la force de l’eau et faisaient sortir différentes mélodies d’un orgue. A la mort d’Henri IV, son successeur Louis XIII s’y divertit à son tour. Louis XIV fut en revanche moins fidèle.
En remontant l’avenue, sur notre gauche, au-dessus des arbres, émerge le clocher de l'église Saint-Wandrille, construite au milieu du 18e siècle en culte d’un moine du VIIe siècle. Descendre un escalier étroit et ses marches taillées dans la pierre pour apprécier le charme des petites rues du Pecq, aux allures de village d’une autre époque.Le souffle est court, le cœur s’est accéléré. Nous voilà en haut de la côte, place Royale. Construit au début du XIXe siècle, à l’emplacement de l’ancien jeu de Paume, le Manège Royal a accueilli des générations de cavaliers et d’écuyers. Le cheval fut longtemps roi dans les rues de ce quartier. Dès la fin du 17e siècle et pendant de nombreuses décennies, les casernes de Gramont et du Luxembourg résonnèrent aux bruits des sabots des différentes garnisons de la cavalerie royale installées dans leurs écuries.
Le footing se poursuit. Sur les trottoirs, sur les panneaux municipaux, des affiches annoncent encore des spectacles qui n’auront jamais lieu. La culture, une partie d’elle en tout cas, est elle-aussi confinée. Rue Giraud-Teulon (ophtalmologue membre de l’académie de médecine qui vécut dans cette rue au 19e siècle), rue Alexandre Dumas (il vécut plusieurs années au pavillon Henri IV), descente de la rue de la Rochejacquelain (Henri de la Rochejacquelain, chef de l’armée catholique et royale lors de la guerre de Vendée, à l’époque de la Révolution française) pour plonger dans la rue Victor Hugo et déboucher sur le Musée Maurice-Denis. Le peintre symboliste et nabi (mouvement postimpressionniste) du début du 20e siècle s’installa ici, dans les bâtiments de l’ancien hôpital général royal. En plus de ses œuvres et celles des peintres de son mouvement (notamment Paul Gauguin), les visiteurs peuvent y apprécier la chapelle. S’y recueillir aussi.
Aidée par une grande descente, la foulée s’est allongée. La Nationale 13 marque la frontière du cercle de jeu. Sur la place d’Aschaffenburg, inaugurée en 1980, à l’ombre de quelques arbustes et cachée derrière un abribus, veille depuis 1982 la statue de Saint-Martin, patron de la ville allemande jumelée avec Saint-Germain (l’œuvre est signée du sculpteur allemand Rager). Quelques foulées plus loin, un cadenas enserre les grilles du jardin des Oiseaux. Derrière, deux femmes figées dans le marbre sont elles aussi confinées. L’herbe a poussé, les fleurs ont éclos et les oiseaux gazouillent. Même sans les hommes, la vie continue. Sans doute même s’épanouit-elle débarrassée de quelques-uns de ses tourments.Allée du Buzot, Rue des Sources, Rue des marais. Un seul thème : l’eau. Sous nos pieds, coule le ru du Buzot. De Feucherolles au Pecq, cet affluent de la Seine s’écoule sur un peu plus de 9 km au cours desquels il traverse Aigremont, Chambourcy, Fourqueux et Saint-Germain bien sûr. Enterré dans les années 70 pour ne pas devenir un égout à ciel ouvert, il reste visible quelques rues plus bas, rue Saint-Léger notamment. A une autre époque, au 17e siècle, ses eaux ont alimenté les jets d’eau des automates des grottes des jardins du Château Neuf. Aux 18e et 19e siècles, son courant fut encore bien utile en permettant de faire tourner les moulins à aube et les tanneries, à commencer par la plus célèbre d’entre-elles, la Manufacture Royale, rue Schnapper, où l’on travaillait alors les peaux venues de Russie.
Sur notre chemin, se succèdent les rues baptisées en hommage aux maires de la ville. Gabriel-de-Mortillet (maire de 1882 à 1888), Jean-Paul-Lamarre (maire de 1944 à 1945), Raymond-Vidal (maire de 1945-1947), Camille Léon-Desoyer (maire de 1896 à 1904).
De l’autre côté de la Nationale 13, quand notre cercle s’agrandira au-delà du kilomètre, on pourra aller découvrir les rues Ernest-Baudin (maire de 1929 à 1938), Marcel-Aubert (maire de 1947 à 1949), Jacques-Mollard (maire de 1950 à 1959), René-Beon (maire de 1959 à 1965) et sans doute bien d’autres encore. Dans le nouveau quartier Pereire, à l’ouest, Michel-Péricard (maire de 1977 à 1999) a lui hérité d’une place.
Le footing se termine bientôt. La rue (Jacques) Boucher-de-Perthes (fondateur de la science préhistorique) nous ramène près du centre-ville. Ou plutôt du « centre-vide ». Dernières foulées dans le quartier Alsace. Dans les jardins, les tables de ping-pong ont été sorties des garages un peu plus tôt que les années précédentes. Les transats aussi. Pour ceux qui ont la chance de profiter d’un jardin, le soleil du confinement aura bruni les peaux avec un peu d’avance. Un paradoxe de plus de cette troublante période.