(Echos) Siegfried Plümper-Hüttenbrink, Annotations & Citations, 5, A quoi bon encore des poètes en temps de détresse ?

Par Florence Trocmé


À quoi bon encore des poètes en temps de détresse ?

* "Effacer est une nécessité"- au dire de Jean-Louis Giovannoni. Et si "s’effacer" était un mot-clef dès qu’il y va du sort à réserver à la poésie ? Il ne lui resterait qu’à s’effacer et se faire disparaître ? Isabelle Lévesque fait de ce verbe réfléchi le titre de son approche du livre de Jean-Louis Giovannoni : - L’air cicatrice vite. Elle note aussi que Christian Prigent lie la poésie à la disparition. Il est vrai qu’on ne sait jamais trop "à quoi s’attendre" avec elle au dire de Claude Minière. Outre d’être imprévisible, n’est-elle pas aussi douée d’ubiquité ? Surgissant là où on ne l’attendait pas. Transversale et versatile. Venant visiblement d’ailleurs. "Now here & Nowhere" serait sa devise de vie. À la pointe extrême d’un "Ici-maintenant" qui serait "Nulle part" à trouver.
* Dans son livre À quoi bon encore des poètes ? C.Prigent dit "qu’incarner le disparu, formaliser ce qui disparait", en vue de restituer le "travail du négatif", serait la mission de la poésie. Elle ne peut que disparaître et "faire trou dans l’homogénéité verbalisée de la communauté". Certains iront jusqu’à dire qu’elle est en infraction langagière, d’autres qu’elle joue indiscernablement du réel et de la fiction. D’autres qu’elle fait office de sismographe mental. D’autres encore comme Jean-louis Giovannoni et Raphaële George iront jusqu’à affirmer en compagnie de Joë Bousquet qu’elle est en mesure de nous restituer "l’absence réelle" des choses et qui ne serait envisageable qu’en notre propre absence. Le titre d’un livre qu’ils ont écrit à deux, paru aux Édition Unes, en témoigne. Il s’intitule précisément L’Absence réelle.
* À quoi bon encore des poètes...en temps de manque, de détresse ou de crise ?
La question nous vient d’Hölderlin et annonce leur désenchantement. À ma connaissance, il y répond explicitement par un vers et une remarque qui méritent réflexion, d’autant qu’on fête le 250ème anniversaire de sa naissance. Le vers survient tel un défi à l’en-tête de l’hymne Patmos daté de 1803, dédié à l’île de l’évangéliste Saint-Jean et à son livre de l’Apocalypse. Il fait état d’une menace et qui pourrait s’avérer salutaire.

"Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch".

" où il y a menace, croît aussi ce qui sauve" et préserve de l’oubli, en maintenant in extremis une sauvegarde qu’un dire quasi conjuratoire viendra sceller. Car cette menace, dont on devine qu’elle est signe de mort, ne peut que générer un surcroît de vie. Et telle qu’Hölderlin la formule, sous forme d’un décret proféré aux noms des Dieux, elle nous dit aussi en clair qu’un Dieu est ce qu’il y a de plus difficile à saisir lorsqu’il nous fait signe. Tel un Janus bifrons tenant un double langage, il peut tout aussi bien conspirer à notre perte que contribuer à notre salut, nous égarer que nous guider. 
"Nah ist, und schwer zu fassen der Gott"

"Proche, mais difficilement compréhensible est le Dieu"Ses dires, qui se communiquent par intersignes, lui tiennent lieu d’oracles. Aussi ne peut-il que se dérober à l’entendement, si proche soit-il par l’imagerie pieuse qu’en offrent allégoriquement certaines religions. Du Deus ex Machina de la tragédie grecque jusqu’au Deus absconditus de Pascal, il y va toujours d’un Dieu caché, inexplicable dans ses visées, et qu’il est préférable de ne pas importuner.
 
* Selon d’anciennes croyances qui remontent à l’Antiquité, approcher un Dieu de trop près pouvait rendre fou et entrer à son contact s’avérer mortel. Quant à s’accoupler avec lui, et ne serait-ce qu’en pensée, était considéré comme un acte impie, outrepassant l’entendement humain. Un acte que les deux figures d’hérétiques, délaissées par les Dieux, que furent Œdipe et Antigone, ont dû incarner et expier à leur corps défendant. Œdipe le déchiffreur d’énigmes, aveuglé par ce qu’il n’a pas su voir, et qu’un devin aveugle en la personne de Tirésias lui révèlera sous la contrainte. Antigone l’insurgée, prête à s’emmurer vivante dans la tombe qu’elle exige pour la dépouille de son frère. Hölderlin précise que leur tragédie vire en un procès pour hérésie, un Kezergericht, terme qui s’employait dès le moyen-âge pour désigner les procès intentés aux sorcières qu’on finissait par brûler vives en place publique.
* Si le contact avec le divin se solde toujours par un état de démence ou d’hérésie comme ce fut le cas d’Œdipe, d’Antigone, et de tant d’autres "saints et martyrs" comme Artaud, Nietzsche, Christian Guez Ricord, ou encore Hölderlin à son retour de Bordeaux (qui dit dans une lettre "avoir été terrassé par Apollon") le poète peut toutefois se risquer en intercesseur non pas à interpeller les Dieux (ce qui serait encore un acte sacrilège, d’insensé) mais à parler en leurs noms, et ce en leur absence, si tant est qu’ils se soient détournés catégoriquement de nous comme finira par le supposer Hölderlin. Leur inéluctable et nécessaire retrait étant motivé par la menace de mort qu’ils sont pour nous qui sommes mortels, même si cette menace peut se traduire par un surcroît de vie.
* Il y a dans les Remarques qu’Hölderlin a dû consigner à l’issue de ses traductions d’Antigone et d’Œdipe Roi de Sophocle une réflexion qui a trait à cette éclipse des Dieux et que le poète se doit de soutenir et d’endurer en temps de détresse. Elle fait état d’un lien qu’il faut rompre sans devenir parjure ou renégat. Rompre avec les Dieux, tout en leur restant fidèle selon des "lois non écrites" et dont Antigone sera en rebelle la messagère. Cette rupture qui nous laisse dans le défaut des Dieux et que le terme d’athéos signifie en clair, Nietzsche la pensera jusqu’à sa dernière extrémité en déclarant à la cantonade "la mort de Dieu" qu’il va falloir soutenir comme on le ferait d’une hypothèse, mais aussi endurer comme on le dit d’une épreuve. Quant à Hölderlin, il ne fut pas sans entrevoir dans cette rupture un "renversement radicale des données de l’existence" et qu’il incomberait au poète de réaliser. Car si "les anciens Dieux se sont détournés de nous, n’est-ce pas pour que nous ayons à notre tour à nous détourner d’eux ? Saintement et en toute fidélité", dira-t-il, et selon un rapport qui exclut toute prise de contact verbal avec eux. Un rapport en incognito, et qui fait entrer en présence deux absences qui ne peuvent plus que tacitement s’ignorer.
* Un des derniers poèmes attribué à Hölderlin, datant de l’époque de la folie et intitulé En bleu adorable, est dédié explicitement à l’ombre d’Œdipe, son frère en esprit. Sous forme de notations éparses, sans liens apparents, ce poème pour le moins obscur n’a de cesse de s’interroger, et pour nous livrer des amorces de réponse plus que lacunaires. Il s’inaugure par une vue extatique, prise à vol d’oiseau, du clocher d’une église où se mire le bleu du ciel. Et on n’est pas sans le lire à l’instar d’un sermon proféré à la mémoire d’Œdipe, dont il est dit "qu’il avait sans doute un œil en trop". Mention est faite des indescriptibles souffrances qu’il dut endurer, à errer en apatride, rejeté des Dieux. Ne s’est-il pas résolu à se perdre définitivement de vue en se crevant les yeux ? Et sans doute qu’au fort de son aveuglement il lui restera encore une énigme à résoudre et que le poème finira par soulever.
"Dieu est-il inconnu ? Est-il, comme le ciel, évident ?"
On ne saurait l’atteindre, entrer à son contact. Il n’est que l’évidence d’un ciel vide et pour lequel il n’y a plus d’augures pour vous prédire l’on ne sait quel destin. Un ciel fait à peindre, en "Bleu adorable" - In lieblicher Bläue - et au fort duquel Hölderlin se met à visionner avec les yeux ébahis d’un enfant cette floraison flamboyante qu’est une comète.
Image : Der Turmbewohner. Friedrich Hölderlin in einer Bleistiftskizze von Schreiner und Lohbauer aus dem Jahr 1823. (L' habitant de la Tou , Friedrich Hölderlin, une esquisse graphique de Schreiner et Lohbauer datant de 1823.)