Dans ma bouche votre livre n’est plus rien de réel. Il est cet « objet symbolique, ou rêvé » (192, p. 112) qui atteste de l’interminable rotation et de l’infinie rumeur par lesquelles les choses se révèlent à elles-mêmes, « de les voir se courber, se déformer, se trahir même dans cette révélation » (72, p.53). Écrites-là, note après note, ces choses sont les scripta de marbre ou de sable d’un rituel orphique : « le réel est un mythe comme les autres » (122, p.78). Tant pis si je rêve, si je cède à une sorte d’« opération morphologique » (187, p. 109), confondant où je pense avec où je rêve. Depuis ma bouche, votre livre me vient, et il exerce sur moi « une fascination » (11, p.19) par laquelle il m’attache à lui. Je suis la langue qui bruisse et la fraîche feuillée que retiennent ses formes écrites.
Où donc votre livre me « fait entrer » (4, p.15) dans la fantasmagorie d’un monde métamorphosé ; où il m’est donné d’en approcher ses transsubstantiations – « broutant, la vache est aussi bien l’herbe qu’elle broute » (95, p. 66) – ; je reconnais avec plus de légèreté que « l’étrangeté résulte exactement de cette circulation ininterrompue » (2, p.15) entre les choses. Vos fragments ne sont que « des épures, des moments, des passages vers autre chose qu’eux-mêmes » (233 bis, p.143). Il faut alors, de cette part incompréhensible, en « faire la chasse » (201, p.117), comme l’on chasserait après des fantômes ; courir plus encore et vers plus loin, sans pour autant chercher ni espérer atteindre ou saisir – « nommer, penser une chose, la distinguer, c’est déjà la déformer » (95, p.65) –, mais y venir avec le souci d’en allumer le mystère.
Voilà votre singulière façon d’ouvrir un monde. Un monde incertain, ou instable, avec sa loi unique de « cumulation » (76, p.56). Un monde où vous donnez d’emprunter, parmi les « nouvelles ombres » (80, p.58) portées à chaque pas et jetées par-devers soi, « les mille voies du souvenir pour les faire reparaître sous de nouveaux traits » (316, p.208). Notre chance est alors de vous faire suite, apercevant le reflet d’altérité que tend votre miroir intime : « un monde qu’on a porté jusqu’à un certain point, puis qu’on a laissé s’engloutir dans les ronces comme un chemin perdu et qui travaille notre géographie. Il importe qu’existent ces fantômes de nous-mêmes ; qu’on le sache ou non, ils sont nos revenants, c’est-à-dire qu’ils alimentent le feu de notre présent » (309, p.204).
Alors, de prêter nous-mêmes attention à ce qui se passe dans les blancs entre vos mots, par une série de renvois sans limites, ou « d’idylles spirituelles » (12, p.19), nous connivons avec votre attention qui fouille le silence et explore la fantaisie des blancs entre les choses : « toute cette aventure des feuillages, de la courbure des herbes » (140, p. 86) qui dénonce l’une ou l’autre illusion humaine. Comme si, d’être et de ne pas être l’attention aux choses écrites, nous flânions avec vous devant « le même infini infiniment poursuivi » (233 bis, p.145). Ce que deviendra votre livre avec mon temps, ce qu’il deviendra avec mes morts, je l’ignore. Mais, pour m’avoir fait passer par où se montre le lichen bleu des immortels, soyez sûr qu’il saura conserver « sa discrète question dans un peu de feu lointain, et sans relâche, [me] rappeler que l’énigme est la seule mémoire vivante » (227, p. 138).
Florent Dumontier
Christian Doumet, l’attention aux choses écrites, éditions Nouvelles Cécile Defaut, 2014, 214 p., 22€.
Extrait :
« Une tempête souffle et je ne peux pas rassembler mes idées » (Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjolden).
Le climat des idées. Les idées et leur climat. La manière directe et indiscernable dont le temps qu’il fait colore la pensée, la façonne, l’oriente (manière que le cinéma peut rendre si perceptible, par exemple dans Twelve angry men de Sidney Lumet).
Il règne, depuis trois semaines, un temps tiède et grisaille. Chape de soie. Poisse. Nuits jaunes. Matins fétides. Nul astre. Nul éclat. Nul scintillement. Cette atonie élémentaire serait sans importance si nous n’abordions juin, et si chacun ne songeait à ce gâchis de printemps, à cet été qui vient sans gloire, à ces journées qui bientôt raccourciront sans que nous ayons goûté l’exaltation de leur allongement.
Le temps qu’il fait entre, dans nos idées, en tension avec le temps qui passe. Les Révolutionnaires avaient compris ce lien, associant les cycles de la durée à ceux du climat : ventôse, floréal, frimaire disaient le passage de l’année et la couleur de la pensée. Mais peu importent les dénominations. Nous possédons en nous le calendrier secret de ces correspondances comme une table des éléments. Toute anomalie, tout dérèglement y font naître l’angoisse de l’irréparable ou le sentiment d’un bienfait inestimable. Et comme aucun moment ne répond exactement à l’image de son devoir-être climatique, notre humeur navigue constamment entre l’un et l’autre. C’est ainsi que le ciel nous traverse, et repeint nos idées ; les repeignant, il les affecte.
244, pp. 154-155