La fille qui avait croisé un aigle royal à vingt centimètres du plant de Cucurbita Pepo (à gauche des Solanum lycopersicum)

Par La Chose

Avec la confination, j’en apprends chaque jour davantage sur la Nature, rapport au fait qu’on habite dans la campagne bretonne et qu’en ce moment, Netflix diffuse des choses pas très intéressantes (comme des séries policières croates qui ont le même budget et les mêmes décors que Zora La Rousse ou une télé-réalité qui est présentée par une dame qui s’appelle Désirée Burch et où on voit des messieurs très musclés et très bêtes, et des dames très bêtes aussi mais moins musclées, qui boivent des cocktails en essayant de ne pas coucher ensemble pour gagner tout plein de sous, ça a l’air idiot comme ça mais ça l’est encore plus si jamais tu regardes pour de vrai, même moi j’ai du mal et je préfère encore regarder la quatrième rediffusion en une semaine de Papy fait de la résistance).

Du coup, je me sens un peu obligée d’être dehors avec Loutre.

Dehors, c’est tous les endroits où il y a des bêtes qui rampent et qui volent et qui piquent, et aussi des odeurs de caca, des pollens qui font tousser et des choses à faire qui te font sentir des douleurs intenses et inhabituelles dans ton corps.

Moi, je vais pas souvent dehors, je préfère en général être dedans parce que c’est l’endroit où sont toutes mes choses de la vie de tous les jours, comme ma télévision, ma console de jeu et ma cafetière.
Si je vais dehors, c’est forcément pour prendre l’air, qui est l’activité préférée de Loutre (encore plus que lire des livres sans images), et en général ça se passe pas très bien et ça se termine par des histoires, et à la fin je pleure et Loutre saute à pieds joints sur son arrosoir ou sa bêche en criant des choses sales, et Phlegmon ricane, et on se parle plus pendant vingt-quatre heures sauf quand je demande quand est-ce qu’on mange (et là ça repart pour encore vingt-quatre heures).

Mais en ce moment, comme on a pas grand-chose de spécial à faire, Loutre en profite pour me trainer dehors.

– Lucette, j’ai acheté des plants de tomates, des fraisiers et des courgettes. J’ai retourné le potager pendant deux jours au point d’avoir mal aux bras quand je me gratte la fesse gauche, j’ai arrosé pendant trois heures en plein cagnard et failli faire un malaise, et j’ai loupé la rediffusion d’Une époque formidable sur France 2 rien que pour étaler le fumier sur les futurs melons. Alors aujourd’hui, je ne veux pas entendre tes excuses de merde à propos d’une pluie de météorites ou du fait que tu serais subitement devenue totalement aveugle: TU VIENS M’AIDER.
– Bah, c’est quand que j’ai raconté que j’étais devenue aveugle ? N’importe quoi.
– Si, si. Quand je t’ai demandé de venir m’aider à ranger les sept stères de bûches l’année dernière.
– Ah ? Bah je m’en souviens pas.
– Tu as couru dans toute la maison en criant « je ne vois plus, je ne vois plus » avant d’emplafonner la poutre géante du salon. On a perdu six heures aux urgences à te recoudre l’arcade et à te redresser l’arrête du nez. Et après t’as eu le culot de me dire « tu vois bien que je PEUX PAS t’aider, je suis blessée ».

Bon, ça me faisait mal au bide de le reconnaître, mais comme c’était pas trop faux cette histoire, et comme j’arrivais pas à trouver une excuse valable sur le moment, je me suis dit qu’il allait quand même falloir que je sorte.

Donc j’ai rejoint Loutre dans le potager, qui est un grand espace fermé avec des ganivelles (moi aussi j’ai dû aller sur Google quand Loutre m’a dit qu’il fallait en acheter, y’a trois ans), où Loutre passe beaucoup de temps à faire des choses avec des outils et à verser de l’eau.

La vérité, son potager il faisait un peu pitié, avec seulement plein de terre et puis de la paille qui sentait vraiment pas bon du tout, et pas un seul truc vert qui dépassait.

– Bah c’est naze, j’ai dit, elles sont où les courgettes et les fraises ?
– DANS LES SACS, a dit Loutre en faisant les gros yeux.

Alors j’ai vu qu’il y avait plein de petits sacs très jolis, et dedans y’avait des mini-plantes mais rien qui ressemblait à des choses comestibles.

– Je vois bien les sacs et les trucs qui ressemblent à des plantes en pot, mais les choses qui se mangent, elles sont où ?

Et c’est à ce moment-là que j’ai vu arriver l’arrosoir très vite dans mon champ de vision, et tout est devenu noir.

Quand je me suis réveillée, Loutre me secouait par le col et criait des choses à propos d’une inculture crasse, d’une incompétence qui frise la régression darwinienne et du foutage de gueule le plus monumental depuis les armes de destruction massive en Irak.

J’ai finalement compris que les courgettes, les fraises et les tomates, elles étaient encore toutes petites et pas encore formées, que dans les sacs y’avait comme des foetus de légumes et que pour qu’ils poussent, il fallait que je les plante dans la terre. Cette découverte majeure a remis en question toute ma conception de l’univers. J’ai failli le dire à Loutre, mais j’ai préféré fermer ma gueule, parce que ça sentait encore la grosse bêtise.

On a commencé à faire des trous dans le sol et à enfoncer les petites plantes dedans, et tout de suite j’ai trouvé des gros vers de terre bien gluants qui se tortillaient de manière très rigolote, et j’ai voulu en ramasser un et puis courir dans la maison pour faire une blague à Phlegmon, mais j’ai vu Loutre qui me regardait sans rien dire, et là aussi ça sentait encore la grosse bêtise, alors je l’ai laissé tranquille et je l’ai juste regardé bouger, et puis y’a un gros oiseau qui est arrivé de nulle part et qui l’a chopé très très vite dans son bec, et qui est reparti tout de suite dans un arbre.
Là aussi, j’ai senti une grosse remise en question de tout ce que je savais sur le monde, et j’ai vite sorti mon téléphone pour aller sur Wikipedia chercher chaine alimentaire, qui est un concept que madame Levert nous avait vaguement évoqué en sixième et auquel j’avais jamais vraiment réfléchi.

A force de planter des choses dans la terre, je commençais à être toute sale, et mon teeshirt avait des grosses taches noires et marron partout, alors comme il était déjà bien crade, je me suis essuyé les mains dessus, et là j’ai entendu un hurlement qui ressemblait à celui d’un éléphant qui se fait prendre à la gorge par un tigre (je venais de lire ça sur Wikipedia).

– MON TEESHIRT UNIQLO COULEUR PÊCHE DE VIGNE !!! T’as mis mon TEESHIRT UNIQLO COULEUR PÊCHE DE VIGNE pour jardiner, BORDEL !!!
– Ah je sais pas, j’ai pris un teeshirt dans le placard, comment je pouvais savoir, moi ? Y’a genre vingt teeshirts empilés dans le placard, pour moi ils se ressemblent tous, hein.
– Mais faut prendre un teeshirt à deux balles quand on jardine ! Jardiner c’est SALISSANT ! On ne prend pas une fringue qui coûte des sous et qui est FRAGILE, merde !
– A ma décharge, je dirais que je vais jamais acheter de fringues et donc je savais pas que tu allais dans des magasins très chers pour les riches et que tu te payais des polos Lacoste en douce.
– C’est pas un …..laisse tomber, je peux plus rien pour toi, tu es au-delà de la bêtise la plus crasse.
– C’est clair que la crasse, j’en ai beaucoup, et j’aime pas ça, et puis j’ai mal au dos, et aussi aux jambes, et puis le soleil il est trop chaud, et puis j’ai soif, et puis j’en ai assez de creuser dans de la terre qui sent le caca, et puis j’ai envie de mourir !
– Eh ben RENTRE, voilà ! Va écouter tes neurones agoniser devant ta console à la con !
– Ben je préfère voir mes NEURONES agoniser plutôt que d’entendre des petits vers de terre hurler de terreur quand un aigle royal vient les TORTURER juste devant moi, voilà !

Et je suis partie vers la maison, très fâchée et très triste.

A midi, comme c’était Loutre qui cuisinait, on a eu du saumon mariné dans du lait de coco avec du basilic et du citron vert, avec du riz parfumé de Bangkok qui avait cuit dans une feuille de bananier.

Enfin sauf moi.

Moi, j’ai eu une assiette avec plein de petits vers de terre qui bougeaient dedans, et un petit papier au milieu qui disait « MERCI MAMAN ».