(Note de lecture) Pastoral - De la poésie comme écologie, de Jean-Claude Pison, par Jean-Nicolas Clamanges

Par Florence Trocmé

La poésie est intempestive ou ce n'est pas elle. Et pourquoi ? Mallarmé l'a dit : " sait-on ce que c'est qu'écrire ? Une ancienne et très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur. Qui l'accomplit, intégralement, se retranche ". Il eût pu écrire " se confine ", selon l'ancien usage signifiant la relégation aux limites, aux frontières, voire le ban. L'essai de Jean-Claude Pinson a été publié quelques mois avant qu'un être de quelques microns issu de mère Nature n'enraye d'un coup l'économie mondiale en forçant la moitié de l'humanité à s'enfermer dans un " exil à la maison ". Or, cette formule, Pinson l'avait rencontrée, on le verra plus bas, en méditant sur ce que peut la poésie relativement à notre rapport à notre milieu naturel, en ce qu'il nomme les " temps ultimes ", une question qu'il avait d'abord travaillée dans un " feuilleton théorique " publié sur le site " Catastrophes " entre 2018 et 2019. L'intempestif voyait loin et parlait juste. La densité, la richesse et le mordant de son propos m'ont paru impossibles à présenter sous la forme d'une note 'classique', sauf à lui donner des proportions excessives. J'ai préféré lui laisser la parole dans la forme d'un petit abécédaire à la façon de qui l'on devine.
ARBRES : " (Dans Grand-Monde d'Aurélie Foglia), les arbres qui aujourd'hui s'en vont et qui 'datent' sont 'chanteurs de mémoire' : ils 'retardent en rappelant'. Entendons qu'ils témoignent d'un temps d'avant l'Anthropocène (d'avant le 'Capitalocène'). Et si le poète, aujourd'hui clerc insermenté, est encore tenu à quelque chose, c'est bien de ne pas renoncer à la vieille promesse d'habitation poétique de la Terre incluse dans le pacte pastoral tacite qui le lie à Gaïa [...] aussi utopique que puisse paraître aujourd'hui une telle habitation. "
BAUDELAIRE : " Herboriser sur le bitume " (W. Benjamin).
BOUQUET, Stéphane : " 'La langue n'est qu'un moyen de la poésie, elle n'est en rien sa fin, son but. Le but ce serait plutôt d'inventer une forme de vie. " [...] [Il] met alors en avant [...] des notions comme celle de 'fraternité' ou encore, plus inattendues, de 'tendresse' et de 'caresse' " [...]. Le paradis en question, l'espoir poétique dont il est l'objet, sont indissociables, chez la plupart des poètes qu'évoque Stéphane Bouquet, de la condition homosexuelle, de sa propension propre [...] à inventer 'une redéfinition non agressive de la masculinité' ".
BUCOLIQUE : " Certes (Christian Prigent) ne manque pas de déconstruire, dans son livre Les Amours Chino, tous les poncifs 'pastoraux' de la lyrique amoureuse [...], faisant jouer à fond le principe cher à l'auteur du renversement carnavalesque. Et cependant, tout au long [...] le sentiment amoureux insiste, en même temps que demeurent le lexique de la pastorale [...] et son cadre paysager. Et ce sentiment n'est pas dissociable d'un sentiment de la Nature qui voit l'âme, quand elle 'sent rappliquer ses faims', à nouveau 'bondir aux nues'. "
CONTRAT : " (selon Michel Serres), en fait la nature nous parle en termes de forces, de liens et d'interactions, et cela suffit à faire un contrat ".
CHÉNIER : " [Si certains de ses poèmes nous touchent encore], note Mandelstam en 1928, c'est que leur auteur a su 'aller vers l'eau vive de la poésie' (vers une naïveté retrouvée, pourrait-on dire encore), réussissant à 'assurer l'entière liberté du verbe poétique dans le strict respect d'un canon rigoureux' (celui, en l'occurrence, de l'alexandrin). [...] Ainsi Mandelstam peut-il comparer la troisième élégie 'À Camille' du poète français à la lettre de Tatiana à Onéguine. "
DIZAINS : " On sait, depuis le fameux catalogue des vaisseaux du chant II de l'Iliade, l'importance du procédé de la liste dans l'épopée. En tient lieu au chant II de La Sauvagerie [de Pierre Vinclair], la suite des 100 dizains qui inventorient les espèces les plus menacées répertoriées par l'Union internationale pour la Conservation de la Nature, de Abies beshanzuensis (une espèce de sapin qui pousse dans les monts Baishanzu), dans une province du Zhejiang, en Chine) à Zaglossus attenboroughi (un échidné de Papouasie dont l'espèce est aujourd'hui probablement éteinte).
ÉCOLOGIE DERNIERE : " écologie des temps finaux, précédant l'extinction de l'humanité, en même temps que 'discours' dont la visée ultime, la fin dernière, est aujourd'hui de s'inquiéter de Gaïa et de tout ce qui en elle est vivant et survivant (revenant aussi bien, s'il le peut) ".
EXIL : " C'est du côté de la langue qu'on pourra sans doute trouver l'expérience d'exil immobile (d'exil à la maison) la plus proche de cet affect apparemment nouveau qu'est la 'solastalgie'. Car la langue maternelle, comme le souligne Derrida, porte en elle ce paradoxe d'être à la fois ce que j'ai de plus mien et de me demeurer étrangère ".
GAÏA : " cette 'petite membrane', cette 'enveloppe délicate' qui garantit la vie terrestre (B. Latour reprenant l'hypothèse de J. Lovelock) et, accessoirement, fournit son cadre à toutes les pastorales. "
HÖLDERLIN : " ... insiste le désir, plus que jamais peut-être, d'une habitation poétique de la Terre. Comme si la poésie, en sa teneur 'pastorale', contenait pour l'homme en général (et non le seul poète), une telle promesse, à l'instar de ce qu'énonce le vers fameux de Hölderlin ('Dichterisch wohnt der Mensch' - 'poétiquement habite l'être humain'. "
IDYLLE : " ... ce commun focus qu'est le registre du chant pastoral [...] qu'appelle notre époque en tant que définie par l'urgence écologique [...], - qu'il puisse 'ridyller' selon le mot de Philippe Beck -, cela n'a rien de ridicule ; c'est au contraire 'imprimer/que les Bucoliques ont accès/ à de l'essentiel.' "
JACCOTTET : " Apercevant en avril, 'au retour d'une longue marche, à travers la portière embuée d'une voiture', un 'petit verger de cognassiers' en fleurs, il se fait à lui-même cette remarque que 'rien n'est plus beau, quand il fleurit, que cet arbre-là'. Et d'ajouter aussitôt : 'il paraît qu'on n'a plus le droit d'employer le mot beauté. C'est vrai qu'il est terriblement usé. Je connais bien la chose pourtant.' "
LÉOPARDI : " Bien qu'il soit d'un temps d'avant les temps de la fin, un poète peut nous aider à penser la poésie en tant qu'écologie dernière, en tant que parole qui nous permettrait de composer (avec) la fin des temps humains, d'en habiter poétiquement la très sombre teneur. [...] À la différence de Schiller, nulle idée chez lui de progrès [...] : 'du monde entier et des révolutions et des catastrophes sans nombre de la création, il ne restera aucun vestige, rien qu'un silence nu et une paix profonde emplissant l'infinité de l'espace' ".
LUCIOLES : " 'Je donnerais toute la Montedison [...] pour une luciole' (Pasolini). [...] Reprenant le registre métaphorique avancé par G. Didi-Huberman dans son livre Survivance des lucioles, on dira [à propos de la poésie d'Aurélie Foglia] que les mots du poème sont comme autant de lucioles tentant de résister à de la lumière aveuglante d'un bio-pouvoir (celui du capital) s'insinuant au plus intime de nos formes de vie. "
MOCHETÉ : " ... qui partout prolifère avec l'arrivée de la société de consommation. Rien [...] n'aura, au XXe siècle, échappé à ce devenir-moche, pas même la mort : 'le monde moderne, écrivait déjà Péguy, a réussi à avilir ce qu'il y a peut-être de plus difficile à avilir au monde, parce que c'est quelque chose qui a en soi, comme dans sa texture, une sorte particulière de dignité, comme une incapacité singulière à être avili : il avilit la mort.' "
MUSAÏQUE : " Agamben désigne (ici) une expérience de la Muse en tant qu'expérience d'une parole dont l'origine, le commencement, nous est inaccessible, demeure hors de portée des êtres doués de raison que nous sommes [...]. Tant qu'elle a la mémoire de cet amont de son langage, une communauté humaine peut demeurer 'musaïquement accordée'. Ce qui n'est plus le cas des modernes ".
NATURE : " Nature (phusis, natura naturans) demeure et résiste : elle est et continue d'être l'habitacle et le lieu, la somme déployée des espaces ou des formes de vie viennent s'inscrire " (J.C. Bailly).
OSTRATÉNIE : " (Les Formalistes russes nomment ainsi) cette opération d' 'estrangement', d'exil hors du réel familier, par laquelle la langue du poème nous fait voir toute l'étrangèreté du monde et des choses. "
PASTORAL : " (Selon Paul de Man), non seulement [...] le thème pastoral est 'le seul thème poétique' (il est 'la poésie même'), mais la poésie n'a au fond pas d'autre sujet, et cette 'problématique du pastoral' n'est autre, insiste-t-il, que 'celle de l'Être même' ".
PHUSIS : " il s'agit de la Nature majuscule en sa dimension cosmique. Omni-englobante, elle inclut aussi bien les espaces infinis de l'univers pascalien que toutes les formes de vie d'une nature au sens restreint, la nature ramenée aux dimensions de notre écoumène terrestre, la nature en voie de disparition, de recouvrement, de destruction (par la technosphère). [...] Rimbaud [...] formule ainsi l'intensité de l'équation existentielle : '... et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature'. "
POÉTARIAT : " ... le prolétariat était pour Marx porteur d'un avenir synonyme d'émancipation pour l'humanité tout entière. Si le 'poétariat' est bien lui aussi tourné vers un universel, celui d'habitation poétique de la Terre qui deviendrait le lot de tous, il ne conjugue plus son action au futur comme le voulait [...] le mythe du Progrès. L'urgence de la menace lui enjoint d'inventer dès aujourd'hui, hic et nunc, des formes de vie où puisse à nouveau être respecté le pacte pastoral. "
POÉTHIQUE : " ... si toute œuvre littéraire est peu ou prou 'po-éthique' (en ce sens qu'elle dessine, suggère des formes de vie, des manières d'être au monde, des ethoï), la poésie n'a-t-elle pas pour singularité, au regard d'autres genres, d'inviter tout particulièrement à une habitation du monde où le rapport à la Nature est pour ainsi dire principiel ? En ce sens [...] elle relève d'une 'éco-poéthique' ".
ROUSSEAU : " D'une possible 'écopoétique', Rousseau n'est pas seulement le précurseur au plan de ses idées relatives aux formes de vie en lien avec la Nature. Il l'est aussi quand il avance, en sa théorie du langage, l'hypothèse d'un lien presque organique, corporel, du langage et de la Nature. D'où la primauté qu'il établit du son - du cri, de la plainte - sur le sens ; du chant, sur la parole, de l'accentuation sur l'articulation. "
SÉPARATION : " La conscience poétique est une conscience malheureuse qui aspire à une réconciliation avec la Nature, quand le langage, en sa négativité, signifie pour l'homme la séparation d'avec cette même Nature. Cette réconciliation est donc loin d'aller de soi. L'idylle pastorale est une affaire 'problématique' au plan de l'existence individuelle, comme au plan plus général du devenir politique des sociétés modernes. "
SOLASTALGIE : " terme formé à partir du mot solace qui signifie en anglais réconfort, cette douleur du réconfort perdu qui survient en sa forme singulière d'anxiété, quand nous prenons conscience de l'irréversibilité des dégâts environnementaux. "
TEMPS ULTIMES : " Habiter le monde des temps ultimes ne va sûrement pas être une sinécure. Et la tâche de la poésie est par bien des côtés impossible. [...] Tout au plus pourra-t-on faire que jusqu'au bout l'humaine extinction soit une expiration un tant soit peu inspirée. [...] Nulle raison de ne pas faire jusqu'au bout écho à cette rumeur de marée haute et de haut voltage que Phusis continuera de faire entendre quand nulle oreille humaine ne sera là pour la percevoir. "
VACUOLES : " Peut-on se contenter de paisibles retraites loin des fureurs du monde et créer (pour qui ?) pour quelques-uns, pour tous ?) ce que Deleuze appelait (dans Pourparlers) des 'vacuoles de non-communication, des interrupteurs pour échapper au contrôle' et (ajouterons-nous) aux périls qui de partout nous cernent ? Il n'y aura pas, c'est l'évidence, de Walden pour tous, ni d'arche de Noé capable d'accueillir tous les désastres à venir. "
ZAD : " Ceux qui se sont installés à Notre-Dame-des-Landes, écrit le ''collectif comm'un'' qui fait le récit de leur lutte, ont 'déserté pour ne plus participer à un système honni' [...] ont ainsi pu commencer à donner corps à ce que Michel Foucault appelait une 'hétérotopie', autrement dit une utopie ayant un 'lieu précis et réel' [...] rendant ainsi à nouveau désirable 'l'hypothèse communale'. Ils ont aussi 'revendiqué un rapport particulier à l'environnement naturel, en vivant dans la canopée, en cabanes ou en caravane', au plus près de la faune et de la flore. Ce faisant, ils ont redonné sens à la vieille Idée poétique d'une habitation 'pastorale' de la Terre. "
Jean-Nicolas Clamanges

Jean-Claude Pinson, Pastoral - De la poésie comme écologie. Essai. Champ Vallon, 2020, 18 €