Avec sa série d’œuvres visuelles, « A magic realist Afrabia », Rayan El-Nayal utilise le réalisme magique pour raconter la vie de la diaspora. Anglo-soudanaise, elle est née et a grandi à Londres. Elle mêle, dans ses séries où se côtoient sa passion pour l’architecture et les arts graphiques, des éléments culturels du Royaume-Uni à ceux Soudan, pour créer un « troisième espace ». Une interview qui figure dans le projet dont Africultures est partenaire : « Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde » porté par le Labo148.
Que signifie « le réalisme magique » dans votre pratique artistique ?
Le réalisme magique est l’amalgame du monde réel et du monde magique, où des éléments magiques sont utilisés pour exprimer des expériences réelles de la vie quotidienne que nous aurions autrement du mal à expliquer.
Vous mêlez références culturelles britanniques et soudanaises. Vous appelez ce monde « Afrabia ». Comment décrivez-vous ce monde, cet univers, par rapport à celui dans lequel nous vivons ? Quel est ce troisième espace dont vous parlez ?
Le troisième espace oscille en permanence entre Londres et Khartoum, avec ce sentiment que la fusion des deux identités vous empêche d’appeler l’un ou l’autre « chez vous ». C’est exprimer le sentiment de n’être de ni d’ici, ni de là-bas. Ce terme est attribué à l’universitaire Homi K. Bhabha, qui a écrit le « Lieu de la culture ». C’est ce qui m’a ensuite incité à faire des recherches sur le réalisme magique, qui est dans l’art et la littérature souvent utilisé pour décrire l’indescriptible, pour moi il était logique d’illustrer ce « troisième espace » par des techniques réalistes magiques. Je me suis intéressé à l’hybridité culturelle à Londres, comment elle se manifestait dans des endroits comme Chinatown et Edgware road, où l’on voit se mêler les esthétiques occidentales et orientales. On peut le voir dans mes oeuvres « East meets West » et « Gate to Afrabia ».
Pour cette série, vous avez été aussi inspirée par un roman très important, « Season of migration to the North » de Tayeb Salih. En particulier, vous représentez le personnage de Mustapha. Pourquoi avez-vous choisi de travailler à partir de ce roman ?
Ce roman était parfait pour le projet parce qu’il raconte l’histoire d’un Soudanais qui a émigré à Londres et qui a dû lutter contre la vision orientaliste qui lui était imposée, l’idée qu’il était l’homme exotique afro-arabe. L’écrivain utilise également des techniques très peu conventionnelles pour livrer le récit, par exemple le récit ne suit pas les personnages dans un format temporel linéaire. Et cela fonctionne parce que cela matérialise ce que c’est que d’occuper ce troisième espace avec cette impression d’être dans un espace conceptuel sans continuum spatio-temporel. Le roman suit les souvenirs des personnages, en faisant des allers-retours entre les périodes.
Dans quelle mesure définissez-vous votre travail comme de la science-fiction ? Dans quelle mesure l’univers d' »Afrabia » relève-t-il de l’onirisme, de l’utopie ?
Afrabia, ou le réalisme magique, peut aider à la création de récits de science-fiction qui reflètent davantage notre structure sociale et culturelle. Le réalisme magique vous oblige à vous intéresser à la vie quotidienne et donc à des indices sociaux et culturels importants. Il m’a aidé à m’éloigner des lieux « afro-futuristes » comme le Wakanda. Pour moi, le Wakanda est une vision très orientaliste de ce que pourrait être la science-fiction africaine – c’est une science-fiction occidentale peinte dans une « esthétique » africaine. Je ne sais pas si mon travail peut être qualifié d’afro-futuriste, mais il s’inspire des idées afro-futuristes. J’ai parfois du mal à marier le réalisme magique et le futurisme, mais j’y travaille notamment pour l’univers de la « Mosquée volante ».
Pour parler d’une de vos œuvres et de « Afrabia », vous écrivez : c’est « un paysage réaliste magique peuplé de monuments dédiés à l’histoire perdue et oubliée du Soudan. Une ode à la ville perdue de Méroé et aux possibilités infinies d’un avenir indépendant, exempt de guerre, de corruption et des idéaux et de l’influence de l’Occident ». Pouvez-vous nous parler de l’imaginaire du Soudan dont vous vous inspirez ? Celui qui est et celui qui n’est plus ? Vous vous concentrez davantage sur Khartoum, n’est-ce pas ?
Je m’inspire du Soudan que j’aime et qui est le lieu où vit ma famille, Khartoum. Je crée à partir de ce qu’était, est et sera le Soudan. Une chose que j’aime, par exemple, dans les maisons soudanaises traditionnelles est le « hosh » ou la cour, comme le rappelle mon oeuvre « Hoshna ». Pour moi, il s’agit aussi de pouvoir raconter sa propre histoire, ce qui est très important pour des endroits comme le Soudan, qui a souffert d’une riche histoire continuellement effacée. Je ne peux pas imaginer l’avenir du Soudan sans que son histoire soit d’abord racontée.
Que permet l’architecture pour décrire « Afrabia » ?
L’architecture permet de visualiser et d’explorer les idées arabo-futuristes et afro-futuristes.
Pour « Imagining Afrabia », une de vos dernières expositions, l’œuvre en couverture était celle représentant Kandaka, la reine nubienne de Méroé. Pouvez-vous nous en parler ? Que représente-t-elle dans l’imaginaire aujourd’hui ?
Kandaka représente la femme soudanaise forte. Je la place souvent avec Néfertiti dans mon travail, la Kandaka représente la vraie femme soudanaise et le buste de Néfertiti représente cette vision orientaliste de la femme soudanaise. Cette idée est venue de la lecture que le buste de Néfertiti était un faux européen fait pour avoir des traits européens, la vraie Néfertiti est en Égypte et est complètement différente de l’imaginaire commun.
Où en est votre exploration de l’Afrabie ?
L’exploration continue mais j’aime emmener les spectateurs plus loin encore dans un voyage à travers l’Afrique, et ce voyage particulier (les pièces de l’exposition « Imagining Afrabia » @Richmix) s’est terminé avec le moment vif du départ qu’aurait un Soudanais de la diaspora.
Dans vos œuvres, vous faites également le lien entre calligraphie et architecture, comment définiriez-vous ce lien ?
C’est quelque chose que j’ai exploré pendant ma quatrième année d’université et j’aimerais l’approfondir. Je trouve intéressant de voir comment, dans la calligraphie arabe, les formes fluides et abstraites peuvent encore être orchestrées par des structures proportionnelles. J’ai voulu pratiquer cela à travers la conception architecturale.
En tant qu’artiste dessinant des mondes « réaliste magique », comment vivez-vous cette crise sanitaire mondiale ? Comment rêvez-vous du monde de demain ?
Beaucoup de choses que les gens vivent aujourd’hui pendant le confinement sont des expériences que le peuple soudanais a vécu l’année dernière pendant la révolution – fermeture des aéroports, des universités, longues files d’attente pour le pain, etc. J’espère que la révolution et la pandémie ne feront que catalyser le changement sociopolitique que le peuple soudanais a exigé pendant la révolution. Je pense que le peuple soudanais ne savait que trop bien que les choses devaient changer, mais je pense que la pandémie a rappelé aux gens d’ailleurs que le changement est toujours nécessaire. En tant qu’artiste, j’ai appris de la révolution que l’art a joué un rôle extrêmement important pour catalyser ce changement, ce qui m’a beaucoup inspiré. J’espère que le Soudan de demain pourra être un endroit où le talent et l’innovation ne seront pas étouffés par les gens au pouvoir.
Entretien de Anne Bocandé avec Rayan El-Nayal. Avril 2020. Initialement publié sur le LABO148 dans le cadre du Projet « Nouvelles cartographies -Lettres du Tout Monde »
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