Procès. Une question s’impose désormais par anticipation, dans toute sa cruauté, et nous aurions aimé ne pas avoir à la poser: «l’après» sera-t-il comme avant… mais en pire? Personne ne saurait contester sérieusement que le désastre sanitaire et social que nous vivons en mondovision révèle l’absurdité funeste des modèles de gestion et d’organisation de nos sociétés. Cette crise, historique, ouvre pour beaucoup le champ des possibles et oblige chacun d’entre nous à ne pas rater l’occasion d’en tirer des leçons durables. Néanmoins, méfions-nous des faux-semblants, des postures, des phrases opportunistes la main sur le cœur qui laissent à penser qu’une fois la tragédie surmontée «plus rien ne sera comme avant». Les «convertis» sont trop nombreux pour être honnêtes. Mac Macron lui-même, jamais avare de détournement de sens, utilise parfois des rhétoriques qui donnent le tournis, tant et tant que, s’il ne s’agissait pas de lui, on croirait entendre parler un commissaire au Plan communiste agissant pour le renouveau de la République après la Libération. Un chronicœur du Monde a même osé s’interroger, avec sérieux, en ces termes: «La question est de savoir s’il s’agit simplement de la réponse conjoncturelle à un choc économique historique ou bien s’il s’agit de l’amorce d’un de ces changements en profondeur qui ponctuent la vie du capitalisme.» Et il ajoutait, toujours avec le même sérieux: «Les historiens de l’économie diront s’il a fallu qu’une chauve-souris transmette un sale virus à un pangolin, destiné à finir dans l’assiette de gastronomes chinois, pour qu’on puisse dater le passage d’une ère économique à une autre: la fin de quarante années de néolibéralisme en Europe et aux États-Unis et l’esquisse du début d’autre chose.» Résumons. L’après-Covid-19: à gauche toute? Comment ne pas instruire, d’ores et déjà, un procès en insincérité…
Traces. Vous connaissez l’histoire. Une grande espérance suivie d’une brutale ou lente désillusion. En France, telle pourrait être la définition de la gauche au pouvoir. Mais seulement. Depuis près de quarante ans, chaque crise a nourri l’espoir d’une prise de conscience globale et collective, d’un grand coup d’arrêt au capitalisme ensauvagé. Les débâcles boursières allaient stopper les privatisations, les crises financières enrayer la machine à profits. Souvenons-nous des propos si peu prophétiques de Nicoléon, après 2008, annonçant un changement de paradigme du capitalisme. Et? Rien. Disons même tout le contraire. Tout ne fut qu’accélération, aggravation, accumulation… Les exemples ne manquent pas. Bien sûr, et quoi qu’il survienne dans les prochains mois, la séquence du coronavirus aura constitué – hors guerres mondiales – la première inquiétude planétaire d’ampleur de nos existences, en une époque où le monde vit d’échanges et de transferts d’information en un temps qui défie les lois humaines. Cette grande peur universelle laissera des traces: ne négligeons pas la portée de cette potentielle «révolution» anthropologique. Ne doutons pas que, en apparence au moins, les responsables politiques en tiendront compte, histoire de contenir la colère populaire. Sauf que, à l’évidence, ce qui au départ laisse croire à une route pavée de bonnes intentions peut vite déboucher sur la «stratégie du choc» bien connue. Lorsque Mac Macron évoque des «décisions de rupture» parce que nous devons «interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé le monde», peut-on, doit-on le croire, alors qu’il conviendrait de convoquer, ici-et-partout, une coalition politique anticapitaliste capable de renverser le système? Même quand il arpente la bonne direction, le mouvement des idées de transformation ne suffit jamais à mettre à terre les matrices infernales. Et mieux vaut alors ne pas s’en remettre, pieds et poings liés, aux gouvernants responsables de la catastrophe…
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 24 avril 2020.]