C’est un double fléau qui frappe l’Afrique de l’Est où les populations affrontent une nouvelle invasion de criquets pèlerins, des insectes ravageurs, aggravée par la pandémie de coronavirus. « Une menace sans précédent pour la sécurité alimentaire et les moyens de subsistance », déplore l’ONU, et qui pourrait de surcroît s’étendre en Afrique et au Moyen Orient.
Une deuxième vague de criquets pèlerins, l’insecte migrateur le plus ravageur au monde, est en train d’affecter 18 pays de la Corne et de l’Est de l’Afrique. Ces insectes, très voraces et mobiles, ne connaissent pas de frontières. La menace, vingt fois pire que celle d’il y a trois mois, pourrait s’étendre à l’Afrique de l’ouest, à la péninsule arabique, à l’Iran et au Pakistan. Des régions où « l’on compte déjà plus de 25 millions de personnes en situation de grave insécurité alimentaire et 13 millions poussées à l’exode », indique Cyril Ferrand de l’unité résilience pour l’Afrique de l’Est à la FAO (Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation).
Cette insécurité alimentaire structurelle due aux aléas climatiques et aux conflits, conjuguée à l’invasion de criquets et au coronavirus, plonge des populations entières dans une crise alimentaire aiguë, alertent de nombreuses ONG et organismes des Nations Unies.
« La pandémie complique les efforts déployés pour endiguer le fléau »
En Éthiopie, où les acridiens ont dévasté 200 000 hectares de terres agricoles, 6 millions de personnes vivent dans les zones infestées et 8 millions ont besoin d’une aide alimentaire d’urgence. Au Kenya, 3 millions de personnes sont dans le même cas, et 1,3 million en Somalie, selon l’Observatoire des criquets pèlerins.
« Il est capital de protéger les moyens de subsistance des populations affectées. D’où l’importance de contrôler l’invasion acridienne, maintenant que la situation est aggravée par la crise du Covid 19 », insiste Fatouma Seid, représentante de la FAO en Éthiopie. « La pandémie complique les efforts déployés pour endiguer le fléau, notamment pour l’envoi de denrées alimentaires ou de fonds aux agriculteurs et aux éleveurs », explique l’experte de la FAO.
Outre son impact sur les prix des denrées alimentaires, sur les emplois et sur les économies, la pandémie ralentit considérablement les moyens de lutte contre l’infestation acridienne. « Le plus grand défi auquel nous faisons face actuellement est la fourniture de pesticides. Une rupture des stocks serait dramatique pour les populations rurales. Or, nous accusons du retard en raison de la diminution drastique des frets aériens », explique Cyril Ferrand.
Un seul essaim peut couvrir une surface équivalente au Luxembourg
Des opérations aériennes et terrestres de pulvérisation sont menées dans dix pays affectés, et même si la lutte anti acridienne est considérée comme priorité nationale, les restrictions imposées par la pandémie constituent des obstacles majeurs.
La FAO avait lancé, en janvier, un appel de fonds de 76 millions de dollars (70 millions d’euros) afin d’acheter des pesticides. Aujourd’hui, elle revient devant les bailleurs et les donateurs pour obtenir deux fois plus, soit 153 millions de dollars (140 millions d’euros).
La seconde vague de criquets est apparue avant la pandémie. Comment expliquer qu’elle ait pu se déclencher à peine deux mois après la première et qu’elle menace autant de pays ?
« Les pluies abondantes de mars, suite à une période de sécheresse ont favorisé une nouvelle génération qui émergera en jeunes essaims en juin, au moment des récoltes, si rien n’est fait d’ici là », explique Justice Texier, de la division urgence de la FAO. « En mai, les œufs éclosent en bandes larvaires qui formeront de nouveaux essaims pouvant être multipliés chacun par 500 au début de l’été », redoute l’experte.
Il faut savoir qu’un seul essaim peut contenir jusqu’à 200 milliards d’individus et couvrir une surface de 2 400 km2, soit l’équivalent du Luxembourg. Chaque criquet dévore quotidiennement l’équivalent de son propre poids (2 g), ainsi capable de détruire 400 000 tonnes de nourriture d’une traite. Les insectes peuvent, enfin, endommager de façon irréversible les jeunes cultures et les pâturages qui reverdissent à partir d’avril, saison des pluies dans cette région.
Bouleversements climatiques, conflits et instabilité politique aggravent le phénomène et ses impacts
La première vague, en début d’année, était sans précédent depuis plus d’un demi-siècle. « Les pays touchés se sont organisés avec la FAO pour y faire face, mais ils n’ont pu empêcher le cycle de reproduction », reconnaît Cyril Ferrand. « Les criquets se reproduisent tous les trois mois de façon exponentielle, selon un taux de vingt pour un. Cela signifie qu’au bout de trois mois, une population de criquets non contrôlée donnera naissance à une population vingt fois plus importante, et quatre cent fois plus importante au bout de six mois », précise-t-il.
Mais les conditions météorologiques (chaleurs, sécheresse pluies abondantes) favorables à la reproduction n’expliquent pas à elles seules l’arrivée de cette deuxième vague, ni le fait qu’elle intervient alors que commence la principale saison agricole en Afrique de l’Est.
Le phénomène est lié également aux effets du dérèglement climatique d’une part et à l’absence de prévention et de gestion efficace du fait des conflits et de l’instabilité politique dans la région.
Le retour spectaculaire des invasions acridiennes est un des derniers symptômes des variations climatiques extrêmes que connaît la région depuis une dizaine d’années, estiment les climatologues. Le choc des températures de l’eau entre l’Est et l’Ouest de l’océan indien fait alterner vagues de chaleurs et inondations. D’où la survenue plus fréquente de cyclones. « On en a compté neuf dans l’océan indien pour la seule année 2019. Le dernier en date, le cyclone Pawan, s’est abattu en janvier sur la Corne de l’Afrique aggravant le fléau acridien. En 2018, la tempête tropicale Luban au Yémen et à Oman a permis aux criquets pèlerins de se nourrir et de se multiplier », observe Cyril Piou, écologue spécialiste des dynamiques de populations d’acridiens au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement). Mais, ajoute-t-il, « c’est l’instabilité politique des régions qui explique l’aspect catastrophique de ces nuages de criquets. Il n’y a pas eu de prévention suffisante. Au Yémen, en raison de la guerre, faute d’une gestion préventive, les essaims ont pu se constituer. Puis en arrivant en Somalie, pays également trop déstabilisé, les criquets ont continué à se multiplier. A contrario, en Mauritanie, où il y a eu les mêmes départs, la lutte antiacridienne a fait ses preuves. »
« La reproduction estivale peut généraliser l’invasion sur toute l’Afrique de l’Ouest et du Nord »
La grande crainte aujourd’hui est que l’invasion ne s’étende à l’Afrique de l’Ouest et au Sahel. Selon des simulations du Cirad, effectuées grâce aux données météorologiques des années 2015 à 2019, dans 4 cas sur 5, des essaims, poussés par les vents, atteignent le sud du Tchad durant les mois de mai ou juin.
À ce moment-là, détaille Cyril Piou, « la reproduction estivale peut généraliser l’invasion sur toute l’Afrique de l’Ouest et du Nord. Ce risque ne doit pas être pris à la légère », avertit le chercheur. « À partir de la reproduction estivale dans le Sahel, toute la région pourrait être impactée. Des facteurs aggravants pourront s’ajouter à ce risque à travers les difficultés liées à l’insécurité dans une grande partie du Sahel et les aspects logistiques liés à la pandémie de Covid-19. »