La sortie en février des dogues noirs dessiné par Massiré Tounkara et scénarisé par l’auteur de ces lignes dans la collection L’harmattan BD constitue le premier album individuel d’un dessinateur Malien édité en Europe.
La publication des dogues noirs de Massiré Tounkara est une bonne nouvelle pour le 9ème art issu de ce pays qui fut précurseur en la matière en Afrique de l’Ouest1. Pourtant le pays vit une situation dramatique depuis 2012 avec une partie importante du pays occupée par différents mouvements terroristes ce qui entraine une partition de facto du territoire.
Cette situation dramatique et déstabilisatrice a un impact sur la vie économique et politique du pays. Par contre, sa production artistique reste inchangée. A Bamako, Ségou ou Sikasso, le nombre de concerts est stable, les galeries d’expositions se font plus présentes et le nombre d’espaces culturels est en augmentation ou ont rouvert. On peut citer des lieux comme Blomba qui a rouvert après avoir fermé en 2011, Medina, deux galeries de peinture comme Badialan et Anko Art. A tout ceci se rajoutent le centre Mankoro, un projet de galerie soutenu par la fondation Total, La maison des artistes de Bamako, Siif Art et Bamako Art gallery située à Bako Djicoroni, en banlieue de la capitale. Aussi étrange que ce soit, cette renaissance artistique n’est pas visible dans la bande dessinée.
Pourtant la bande dessinée Malienne avait de réels atouts : une histoire de l’édition parmi les plus anciennes du continent (Les éditions populaires du Mali, créées en 1964 est le second éditeur créé en Afrique après les éditions CLE à Yaoundé, un an plus tôt), une tradition de production de BD bien ancrée, avec un démarrage du 9ème art local remontant aux années 70, des éditeurs « traditionnels » ayant déjà édité de la BD, phénomène rare en Afrique de l’Ouest et des auteurs de bande dessinée longtemps structurés en une structure dynamique2, le Centre de la bande dessinée de Bamako3 (CBDB). Malheureusement le nombre de productions est famélique et se limite à quelques rares titres et quasiment aucun jeune auteur ne se fait particulièrement remarquer depuis au moins dix ans.
La seule exception est la maison d’édition La sahélienne4, créée en 1992, et longtemps spécialisée dans la littérature en langue nationale5. En 2019, elle a publié un bel album, en couleur, de Kays intitulé La lutte des animaux de la brousse, histoire inspirée d’un conte traditionnel. Il s’agit du quatrième album de Kays – l’un des premiers auteurs de BD du pays – inspiré du patrimoine oral de la région.
Entre 1997 et 2001, il avait édité trois beaux albums colorisés6 aux éditions Le Figuier, maison créée par l’écrivain Moussa Konaté, Nassoumba et le komo, Comment le lièvre sauva les chèvres puis La Revanche du chasseur. Ce dernier ouvrage en couleur s’appuyait déjà sur un conte mêlant personnages humains et animaux et où Le lièvre jouait un rôle important pour sauver ses amies les chèvres. Le premier ouvrage abordait un sujet original à savoir la transgression par une jeune fille de l’interdiction pour une femme de regarder le « komo7 ». La lutte des animaux de la brousse raconte l’histoire de l’hyène, animal symbole de la naïveté, de la gourmandise et de la paresse en Afrique de l’ouest. Celle-ci veut participer à un tournoi de lutte se déroulant dans la brousse car le trophée se mange! Décidée, Hyène veut aller lutter contre n’importe quel animal pour gagner de quoi manger. En effet, depuis quelques temps, sa chasse est infructueuse et ce tournoi est sa dernière chance pour ne pas mourir de faim. Son ami Lièvre va l’accompagner. Le voyage dans la jungle en compagnie de nos amis va se révéler plein de surprises et d’humour.
Il ne s’agit pas de la première incursion de l’éditeur dans le 9ème art puisqu’en 1996, La sahélienne avait déjà publié Sindako de Bréhima Oulalé (scén.) et Mamadou Koumaré (dess.), BD-restitution d’une enquête menée autour de « l’adolescence face à la sexualité » en juillet 94. La lutte des animaux de la brousse est l’unique album publié dans le pays au cours des 5 dernières années.
La visibilité de la bande dessinée dans le pays se cantonne à des revues satiriques.
Kélékoté a compté 96 numéros et a duré de décembre 2013 jusqu’à l’année 2017, diffusé gratuitement. Le titre de ce bimensuel vient d’un extrait du discours d’investiture du président Ibrahim Boubacar Keita (IBK) : « Kélékoté Allah nodo8 ». Kélékoté a également servi de support à une chaine Youtube. L’unique dessinateur en était Bruno-Léon Koutjman, ancien du Centre de la bande dessinée de Bamako, diplômé de l’Institut National des Arts en 2005 et de l’Ecole des Beaux-Arts de Tétouan9 en 2011.
Plusieurs séries de strips humoristiques étaient récurrentes dans le journal : Yssouf & Sididié, Kacou, la belle-mère, Malho, Affaire Ba, Tchapalo Boura, Fatou Wèrè wèrè, La famille Touré. Tous ces personnages réunis constituaient un résumé de la société Malienne, des problèmes sociaux rencontrés et de l’humour avec lequel, l’ensemble de la population supporte la situation économique difficile à laquelle elle est confrontée.
Après Kélékoté, Koutjman est devenu l’unique dessinateur de la revue Super Moundy, un magazine de BD pour les enfants de 7 à 15 ans lancé en novembre 2018 et qui compte à ce jour 22 numéros. Moundy, personnage principal du magazine, est un superhéros doté de supers pouvoirs transmis par la nature. À travers des aventures extraordinaires, avec la belle Zana et le petit perroquet Moki, ils apportent leurs aides aux enfants et aux populations en difficultés. Ils mènent des actions positives, sensibilisent et incitent les jeunes à œuvrer pour le développement de leur communauté. Le projet est financé par la représentation des Nations Unies et a pour objectif de sensibiliser la jeunesse à l’agenda 2030 de l’ONU qui lance une série d’objectifs ambitieux pour le développement durable visant à mettre fin à l’extrême pauvreté, à lutter contre les inégalités et l’injustice et à régler le problème du changement climatique. Super Moundy est édité par la maison d’édition Seyna, que dirige Georges Foli, ancien membre du CBDB.
Depuis plusieurs années, Koutjman prépare la sortie d’une autre revue satirique, Juma Yéléko (L’humour du vendredi), toujours avec le soutien de Georges Foli. Enfin, on peut aussi citer l’hebdomadaire satirique, Le canard déchaîné, actif depuis 2001 et qui compte un strip dessiné par Mad à chaque numéro : Canardage. Et c’est à peu près tout, hormis les travaux de commande pour des ONG ou des organismes internationaux. Cette situation quelque peu désespérante est accentuée par la rareté des manifestations littéraires et la quasi-impossibilité pour les auteurs et éditeurs d’y faire la promotion de leur travail.
Il est vrai que la situation de la bande dessinée peut apparaître différente. En effet, plusieurs années après la Salon de la bande dessinée de Bamako (organisé par le CBDB) qui avait connu trois éditions10, dont la dernière en 2009, un nouvel évènement est organisé autour de la BD : le FESCAB. Ce Festival de la caricature et de la Bande dessinée de Bamako a connu entre le 27 et le 29 février 2020 la dernière de ces trois éditions, juste avant la crise du Coronavirus. Son directeur, Adaman Diongo11, cherche à promouvoir l’industrie culturelle et en particulier les arts graphiques. Mais si le public répond présent (en particulier scolaire), les ventes-dédicaces sont rares du fait de la rareté des œuvre présentées.
De fait, en butte à la crise économique et politique, comme la majorité de leurs concitoyens, les dessinateurs Maliens ne survivent que grâce à des travaux alimentaires et de commande. Les projets personnels ont quasiment disparu ou restent dans les tiroirs, l’heure n’est plus à la diffusion d’albums commerciaux. Il faudra sans doute du temps – et surtout le retour de la paix et de l’unité – pour que toute la filière BD soit reconstituée et que celle-ci reprenne toute sa place dans la vie artistique du pays.
Mais ce n’est que l’un des très nombreux problèmes auquel est confronté le Mali et sans doute pas le plus important…
Christophe Cassiau-Haurie
Le 5 avril 2020, en plein confinement.
1 Pour les lecteurs que cela intéresse, ci-joint trois articles sur l’histoire de la BD Malienne et publiés à des époques différentes :
2010 : http://africultures.com/breve-histoire-de-la-bande-dessinee-au-mali-9821/
2011 : http://bdzoom.com/8372/actualites/histoire-de-la-bande-dessinee-malienne/
2017 : http://africultures.com/bande-dessinee-mali/
2 On peut lire des entretiens avec certains d’entre eux sur les sites Africultures et BDZoom :
Massiré Tounkara : http://bdzoom.com/7579/interviews/interview-de-massire-tounkara-mali/,
Kays : http://afribd.africultures.com/article.php?no=13404,
Mok (aujourd’hui décédé) : http://afribd.africultures.com/article.php?no=13418,
Mad : http://afribd.africultures.com/article.php?no=13392
Julien Batandéo : http://afribd.africultures.com/article.php?no=13396
3 Dont les activités sont à l’arrêt depuis 2011.
4 Adresse de leur site : http://editionslasahelienne.net/
5 Au Mali, une partie de la population est alphabétisée en langue nationale et plusieurs de celles-ci restent langue d’apprentissage par la suite (en particulier le bambara mais aussi le tamasheq, le peul, le songhaï, etc. concomitamment avec le français.
6 Les couleurs étaient de Aly Zoromé, autre auteur de BD Malien.
7 Il s’agit d’un masque qui représente l’ancêtre dans la cosmogonie bambara.
8 Trad. Ce n’est pas la guerre, c’est un souhait du bon Dieu
9 Seule école de formation artistique du continent ayant une section Bande dessinée.
10 A noter que la 6ème édition de Kalan Kadi (festival de littérature de jeunesse de Bamako) en avril 2016 avait pour thème principal la bande dessinée.
11 Bruno-Léon Koutjman a participé à la création de ce festival.
L’article Mali, la Bande dessinée au point mort est apparu en premier sur Africultures.