Au fil des jours de ce printemps de confinement, j'aimerais partager avec vous les nouvelles de mon recueil " Des nouvelles de lui" paru en 2010.
Aujourd'hui, "la passeuse de codes barres" semble s'imposer pour rendre hommage à ceux et celles qui prennent des risques chaque jour pour nous permettre de manger...
La passeuse de codes barres
Pour Sandra il y avait deux sortes de personnes : celles qui lui souriaient et les autres.
Lorsqu’elle avait un peu de temps, quand il n’y avait pas de file interminable devant sa caisse, il lui arrivait de parier avec elle-même, en les voyant arriver de loin. Sourira ou sourira pas ?
Au début, ses collègues s’étaient gentiment moquées d’elle, tu verras, dans quelques semaines, tu feras plus attention à ce genre de détails, on a pas le temps ici ! Pourtant, un an après, elle scrutait encore les visages qui défilaient et quand elle accrochait sa blouse dans les vestiaires, Josie lui disait : « Alors, y en a eu combien, aujourd’hui ? »
Il faut dire que ce n’était pas évident tous les jours d’être coincée entre un tiroir caisse et un tapis roulant : en hiver, un air glacial se faufilait dans son dos par la porte coulissante avec chaque client ; en été, c’était une bouche de climatisation au-dessus de sa tête, qui lâchait par vagues irrégulières un courant désagréable qui lui séchait les yeux en la faisant éternuer. Elle portait un pull en toutes saisons et gardait toujours un paquet de Kleenexdans son tiroir. Alors elle cherchait des dérivatifs pour oublier le froid, la mauvaise humeur du chef de rayon, ceux qui lui toussaient dessus sans ménagement, et les factures qui l’attendraient en rentrant : elle classait…
Aux deux catégories de souriants et non-souriants – comme on dit voyants et non-voyants – s’étaient ajoutés plusieurs sous-groupes. Le supermarché avait ses clients de la semaine, et ceux du week-end. Et du lundi au vendredi, il y avait ceux qui venaient dans la journée et ceux qui étaient du soir, avec une mention spéciale pour les mères et leurs enfants, le mercredi.
Le matin, les femmes au foyer très organisées arpentaient les allées; une main experte conduisait le chariot tandis que l’autre tenait la liste précise de leurs courses. Elles connaissaient l’emplacement de chaque article et ne se laissaient pas aguicher par les têtes de gondoles. A la caisse, elles extirpaient toujours quelques coupons de réduction soigneusement rangés dans leur sac et disposaient leurs achats avec méthode dans des paniers. Elles étaient souvent trop concentrées sur les prochains menus pour lui sourire.
Les après-midis en semaine, Sandra notait davantage de personnes âgées, des chômeurs ; certains se promenaient pendant plus d’une heure entre les rayons, soupesant les melons ou étudiant la composition des différents yaourts pour finalement ne poser que deux petites pommes sur le tapis roulant, une gêne dans le regard, en balbutiant une ébauche d’excuse. C’est souvent Sandra qui amorçait alors un sourire : il lui était rendu, après une légère hésitation, avec une impression de soulagement mêlé à de la surprise, presque de la méfiance.
Pour savoir que le soir tombait, elle n’avait pas besoin de regarder sa montre: vite, une baguette, du saumon surgelé, une bouteille de champagne. Femmes en escarpins, hommes en costume, l’allure pressée de rentrer à la maison après une longue journée de bureau. On passait devant elle, un portable accroché à l’oreille, et s’il y avait sourire, c’était une ombre, une formalité distraite, sans la regarder, pour remplacer un merci que l’on n’avait pas la place de glisser dans la conversation téléphonique en cours.
Cependant, le lundi matin et le samedi après-midi restaient les moments préférés de la jeune femme : les deux extrêmes, le calme et la tempête.
En début de semaine, régnait la tranquillité: on récurait et on lavait dans les foyers après les activités familiales et sportives du week-end, et dans les bureaux, on travaillait. La voie était libre pour « les petites dames » comme les avaient baptisées Sandra : de gentilles retraitées, traditionnelles, à l’ancienne, pas les senior musclées qui s’exerçaient aux pilates, ou visitaient la Muraille de Chine, non, ses « petites dames » avaient les cheveux gris, parfois des chignons, elles sortaient rarement sans parapluie, et étaient toujours à la recherche du produit en promotion. Elles venaient surtout retrouver un peu la civilisation après un long dimanche passé seules, en tête à tête avec leur présentateur de télévision préféré.
Avec elles, Sandra n’avait pas besoin de parier: le sourire était garanti.
Elle avait ses habituées, qui mettaient plus de temps à lui raconter le film de la veille qu’à remplir leur caddie ; l’une d’elle, Andrée, aimait s’attarder, « Vous ressemblez comme deux gouttes d’eau à ma Charlotte… mais depuis qu’elle étudie les affaires à New York, je ne la vois plus guère… » soupirait-elle.
Sandra partageait les tracas du quotidien, la serrure qui avait des problèmes, la peur des insomnies, les histoires d’argent, « j’espère que je vais recevoir mon mandat cette semaine. »
Pour Ginette, elle devenait conseillère en affaires de cœur, « tu crois que je devrais accepter d’aller au cinéma avec Jean? J’ai dit non à Lucien, l’autre jour, alors, qu’est-ce que je dois faire ? »
Elle s’était attachée à tous ses rôles; elle savait qu’au-delà des mots, elle donnait à ces femmes la denrée la plus précieuse du magasin : le sentiment d’être écoutées, entendues, considérées. A ses yeux, elles existaient, même si, une fois passée la porte, une foule pressée les happerait et leur marcherait sur les pieds.
Sandra, aussi, y trouvait son compte, surtout lorsqu’elle venait de subir une longue série de non-souriants : il lui fallait alors leurs petites attentions pour se sentir autre chose qu’une passeuse de codes barres, comme elle décrivait parfois avec cynisme son travail. Elle s’était surnommée ainsi suite à la réflexion d’un petit garçon qui, après avoir bien observé ses gestes, avait ensuite questionné sa mère, « Dis Maman, pourquoi la dame, elle promène toutes nos choses sur le tapis qui bouge et pourquoi ça bipe? »
On est si vite réduit à sa fonction, n’est-ce pas d’ailleurs pour beaucoup ce qui constitue leur raison d’être? Quand la fatigue crispait ses doigts, elle se répétait, je pense donc je suis, pffff ! mais non, Descartes a tout faux, c’est je fais, donc j’existe. Sans métier, pas de salut, pas étonnant que les chômeurs ressentent un malaise, ils sont autant à la recherche d’une identité perdue que d’un emploi.
Je devrais écrire une thèse sur ces sujets au lieu de rester engluée dans la suite continue des journées entre chariots et courants d’air, songeait-elle. Mais cela aurait servi à quoi, à part rajouter une dose supplémentaire d’amertume et un autre diplôme dans un cadre, à côté de celui de la licence d’anglais et l’autre du master en sociologie ?
Elle haussait les épaules tout en essayant de deviner l’occupation de ces anonymes qui se fondaient les uns aux autres, sans beaucoup de relief. Et pourtant, elle était persuadée que parmi eux se trouvaient des hommes et des femmes reconnus de leurs pairs, estimés, des médecins, professeurs, musiciens, parents, amis. La rue les remettait dans l’ombre, les rendait insignifiants : ils étaient hors champ, loin du faisceau de leur cercle de connaissances dans lequel ils existaient au-delà de leur apparence.
La lumière crue des néons ne soulignait que le ventre proéminent et non l’érudition, la cravate de mauvais goût au lieu de l’esprit d’équipe, le physique ingrat et pas l’intelligence vive. Mais est-ce que cela avait de l’importance, s’interrogeait Sandra ? Après tout, nombre d’entre eux devaient être heureux de ces moments de tranquillité sans personne à saluer, sans avoir à parler.
Aujourd’hui, l’habit fait le moine ! constatait-elle avec amertume. Et moi, comment me perçoivent-ils? Enfin ceux qui me regardent ou me jettent un regard furtif, les souriants. Dès la sortie, ils ne doivent même plus se souvenir de la couleur de mes cheveux ni a fortiori de mes yeux ! Mon jean, mon T-shirt, ma blouse et mon gilet de laine par-dessus… c’est pas vraiment l’élégance ; en hiver, j’ai l’impression d’être la sœur jumelle du berger sur le couvercle du fromage basque! Avec ce travail, pas grand risque de devenir une victime de la mode, à part Josie, qui elle, changeait de teinture tous les mois : on cherchait la caissière rousse et elle était déjà devenue blond platine.
Une nuit, Sandra avait fait un rêve : elle regardait machinalement le tapis qui se déroulait comme d’habitude et au lieu d’un paquet de pâtes ou d’une boîte de conserve, elle avait vu s’avancer vers elle une petite boîte arrondie, en satin marine: elle était ouverte sur une magnifique bague en diamant et saphir. Ses joues étaient devenues brûlantes, elle avait levé les yeux sur un inconnu, grand, brun et bronzé qui avait balbutié : « Je vous aime depuis le premier jour où j’ai vidé mon caddie devant vous ! S’il vous plaît, épousez-moi ! » Il avait avancé sa main pour saisir la sienne et les applaudissements des autres clients attendris par la scène l’avaient réveillée en sursaut.
Depuis, les matins optimistes, elle se rappelait sa mère qui lui répétait qu’il fallait être prête à rencontrer l’homme de sa vie n’importe quand, n’importe où, et elle sortait le grand jeu : rose cendré sur les joues et les lèvres, beige et noir sur les yeux; pourtant, il n’y avait guère qu’Andrée ou une autre de ses petites dames qui remarquaient la différence.
Sauf, peut-être, quelquefois, le samedi…
En effet, c’était l’autre jour préféré de Sandra, surtout l’après-midi, quand le magasin était pris d’assaut : une occasion privilégiée pour observer la vie des gens. Une façon aussi de se distancier du stress qui envahissait les allées, quand se retrouvaient les acheteurs de la semaine, qui étaient déjà en rupture de stocks, les pressés du soir, qui profitaient de leur jour de congé pour remplir le congélateur, et même quelques retraités qui trouvaient une occasion de revenir. « Ce qui leur manque, c’est de se frotter aux actifs, pour se sentir encore vivants ! » lui glissait Josie, qui étudiait depuis des années les comportements humains sur le terrain.
C’était facile d’établir les groupes: les célibataires aimaient les surgelés en portion, quelques bonnes bouteilles, beaucoup de yaourts pour les femmes qui craquaient aussi parfois pour une glace, et quelques fromages à la coupe pour les hommes. Les couples sans enfants n’étaient guère différents : deux solitudes réunies, parfois des crudités, des confitures ou du miel pour les petits déjeuners au lit, sans plus. La présence de bébés était aisément repérable, non seulement par la présence de petits pots, farines et couches-culottes, mais surtout parce que le ticket de caisse devenait plus long, comme si les parents avaient besoin, eux aussi, de prendre des forces. Il s’allongeait encore
davantage à mesure que les familles grandissaient, pour culminer à l’adolescence : paquets de céréales par trois ou quatre, sacs de pommes de terre, packs d’hamburgers, pâtes, riz, charcuteries, sodas, cocas, jus de fruits, biscuits.
Trop de sucres, trop de féculents, trop de tout : la mal bouffe étalée devant elle, Sandra s’interrogeait. Où cela finirait-il ? Elle se retenait de leur faire remarquer que les légumes en conserve apportaient beaucoup de vitamines sans coûter très cher. Elle observait les enfants déjà gros, et restait silencieuse, se contentant de passer les codes barres. Après tout personne ne lui demandait son avis!
Et puis surtout, les bons samedis après-midis, Josie lui faisait de grands signes, et n’hésitait pas à l’interpeler depuis sa caisse, « Attention, il est là… »
Depuis qu’elle lui avait raconté son rêve de prince charmant, elle aimait bien la taquiner au sujet d’un client, qui semblait affectionner la caisse de Sandra. « Tu dois lui plaire, y a pas de doutes, il te choisit toujours… Il est grand et brun, c’est un signe ! En plus, il fait partie des souriants, non ? Alors, Mademoiselle la Sociologue, qu’as-tu vu dans ses courses ? Célibataire ? Sans enfant ? »
Sandra s’était moquée pour la forme, elle ne lisait pas dans les achats des clients comme les voyantes dans le marc de café ! Ceci dit, même sans l’avertissement de Josie, elle se surprenait à rajouter un peu de brillant sur sa bouche ou à soigner sa coiffure, ce jour-là. Elle avait bien dû finir par se l’avouer : elle l’espérait malgré elle.
La première fois, elle l’avait machinalement rangé dans le camp des souriants. Mais la semaine suivante, il lui avait parlé. Pas pour réclamer un sac supplémentaire, ni des timbres de fidélité, non, il lui avait souri en lui demandant si elle aussi, elle aimait les galettes au beurre salé. La question l’avait prise au dépourvu, elle avait mis quelques secondes pour répondre, « comme une idiote » s’était-elle reprochée par la suite! Depuis, elle se préparait mentalement à être spirituelle : et lorsqu’il ne venait pas, son dimanche devenait creux, plus long, plus vide.
Elle avait effectivement tenté de deviner sa vie, mais c’était difficile, il brouillait les pistes : il achetait les meilleurs biscuits bretons par paquets, toujours les mêmes, mais aussi des légumes et fruits de saison, des laitages, de l’huile d’olives de qualité. Il devait être gourmet, savoir cuisiner, pâtes al dente, sauce de tomates fraîches… Elle n’aurait pas refusé, s’il lui avait proposé un dîner : elle s’exerçait d’ailleurs, en imaginant l’invitation qui ne venait pas : « Je serais très heureux de dîner avec vous, un de ces soirs, si vous êtes libre… Sandra.»
En attendant, il achetait aussi des croquettes Miaou, mais pas traces de farines lactées, pas de kilos de céréales, ce qui était bon signe! Pas de bébé, pas d’ado, juste un chaton. Et une femme ? Sûrement! Elle traquait le mascara, des produits féminins, mais ne détectait rien de particulier, seulement du coton, des shampooings. Il ne portait pas
d’alliance. Il lui parlait du soleil qu’elle manquait dehors, s’inquiétait de savoir si elle n’avait pas froid avec la porte béante, l’admirait pour son calme au milieu de cette effervescence hebdomadaire…
Souvent, Sandra aurait voulu quitter son siège à roulettes, le rattraper, lui dire en enlevant sa blouse : « Regardez-moi, je ne suis pas celle que vous croyez, j’ai des diplômes mais personne ne veut m’employer. Je suis toujours trop qualifiée ou sans assez d’expérience ! Alors, je suis là, mais ce n’est pas ma place, ne croyez pas que… »
Au lieu de ça, elle se contentait de le regarder partir, rajustait son gilet et tippait les codes barres du non-souriant suivant.
C’était quoi, au juste, sa place à elle ? C’est quoi la position de chacun dans notre société ?
in " Des nouvelles de lui", Editions Géhess, 2010