Religion. L’affaire tournait dans la tête du bloc-noteur depuis des années. Elle vient de rebondir à deux reprises, confirmant nos doutes sur certains concepts cachés derrière un mot à l’usage fréquent: résilience. Vous savez, cette fameuse résilience d’apparence inoffensive et clamée dans toutes nos sociétés modernes comme méthode de tout apaisement recherchée et théorisée depuis que l’expression fut popularisée en France par le psychiatre Boris Cyrulnik. Le premier épisode qui nous mit – à nouveau – la puce à l’oreille nous vint d’un écrivain, Philippe Forest, qui se fendit d’une tribune lors de la polémique sur le nombre de jours de congé à accorder aux parents en deuil – lui qui vécut la perte de sa fille. Philippe Forest prévenait: «Aujourd’hui règne la religion de la résilience. (…) Calquée sur les médiocres modèles venus d’Amérique qui prétendent répandre partout une pauvre pastorale – que dénonça la vraie psychanalyse en la personne de Freud ou de Lacan –, elle commande à chacun de “réussir sa vie”, de “se battre” et de “rebondir”. Comme si de la misère dont ils souffrent, les individus, en réalité, étaient toujours responsables, et que de l’exclusion qu’ils subissent, il ne leur fallait pas se plaindre outre mesure.» Puissamment exprimé, non? Car, en effet, combien de jours dure la mort d’un enfant, d’un parent, d’un proche aimé? Combien de jours une vie vaut-elle? Et comment s’évalue l’ampleur d’une catastrophe, quelle qu’elle soit? Poser de pareilles questions laisse immédiatement apparaître ce qu’elles ont d’absurdes voire d’indécentes, sachant qu’aucune réponse, parfois, ne semble juste, appropriée ou digne…
Fourre-tout. Le second épisode est directement associé à la crise pandémique. Souvenez-vous. En présentant, le 25 mars, le dispositif militaire réquisitionné en renfort de la lutte contre le coronavirus, Mac Macron nomma l’opération: «Résilience». Belle trouvaille consensuelle, n’est-ce pas, pour évoquer l’armée par temps de «guerre». Après «développement durable», auquel il convient d’ajouter tous les mots écolo-compatibles régurgités à la mode capitaliste, l’expression «résilience» est devenue depuis une quinzaine d’années le totem conceptuel à forte valeur ajoutée, une espèce de fourre-tout qu’il suffit de fariner dès qu’on évoque les politiques publiques, les exigences financières, des décisions stratégiques d’entreprises… et leurs conséquences sur les citoyens. Du local au global, peu importe le sujet : ré-si-lien-ce. «Il ne s’agit plus de nier que le désastre guette, ni qu’il est déjà là pour certains, mais d’enjoindre les individus et les communautés politiques à renforcer leur “résilience’’ pour y survivre», analyse Laura Raim dans un excellent article donné à Regards. Et elle ajoute: «Si c’est dans le champ de la psychologie que le terme a connu l’apogée de sa gloire, la résilience a rencontré l’intérêt de l’armée américaine, qui a lancé en 2008 un programme de “conditionnement physique” pour tenter de lutter contre le syndrome de stress post-traumatique. Le monde des affaires s’est également montré sensible aux vertus de la résilience, considérée comme un muscle que les cadres et entrepreneurs férus de développement personnel cherchent à renforcer afin de “rebondir” après un échec, faire face à l’adversité et booster leur carrière dans un univers ultra compétitif.» Simple synonyme de «rebond» au XVIIIe siècle, puis, chez les scientifiques du XXe, d’«adaptation des écosystèmes», le concept ne serait-il pas, désormais, symptomatique du monde néolibéral? D’abord, on vous culpabilise: soyez résilient, c’est un ordre. Puis on vous incite à assumer le reste: votre «vulnérabilité» face au chômage, aux accidents de la vie, à l’état dégradé des services publics (aussi inévitable que des catastrophes naturelles), etc. La résilience, comme dogme et idéologie, devient dès lors tout le contraire de la déconstruction révolutionnaire. Et déjà le début de la soumission.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 avril 2020.]