(Note de lecture) Le jour venu, de jean-Michel Maulpoix, par Christian Travaux

Par Florence Trocmé


Comment vivre avec la souffrance, après la mort de nos parents ? Libéré comme un ballon rouge, dont on aurait tranché le fil, dans le ciel d’un jour d’été, mais sans joie, mais sans plénitude, sans amarres, sans attaches aucunes ? Plus rien qui retient à la vie, sinon ce poids mort de nos corps désormais sentis inutiles, car privés de la peau, des bras, des lèvres de ceux qu’on a aimés, qu’on a perdus. Telle est la question que se pose, après son livre L’Hirondelle rouge sur la mort de ses parents (1), Jean-Michel Maulpoix dans cette suite, Le Jour venu, au Mercure de France.
En 7 sections, de courts chapitres, ou poèmes, ou morceaux de prose, il tente de redonner du sens à ce qui n’en a plus désormais. Il essaie de retrouver goût (et parfum, et chair, et couleur) à ce qui n’est plus qu’un souvenir, une existence dorénavant écrite au passé, ou derrière. Derrière nous, à l’arrière d’une vie qui ne sait plus où avancer, où aller diriger ses pas, où se conduire. Alors, Jean-Michel Maulpoix interroge des photos, et questionne la mort. Quelle est-elle qu’elle nous prive ainsi de tous ceux que l’on a aimés, qui ont vécu ? Où sont-ils ? Passés parmi l’herbe, les fleurs, la lumière, la couleur, la pluie du jour ? Ou restés dans la boîte en bois, la cendre froide ? Et se parlent-ils d’où ils sont ? Entendent-ils ce que nous disons, que nous leur parlons chaque jour, en silence, pensant à eux ?
Dans la souffrance de la perte, il y a la nuit où l’on se noie, l’impression – longue – d’un abandon qui résonne indéfiniment, sans plus pouvoir rien respirer qu’une odeur de cendres et de vide, qu’un goût amer. Il y a les signes de la mort que l’on aperçoit tout soudain, plus encore maintenant sans doute, dans les petits vieux accrochés au caddie, ou dans ces photos qui disent que chaque chose n’est plus. Le vélo, ou le chemisier, les bouquets. Morts. Mortes, ces odeurs, ces couleurs, ces lumières du jour qui furent celles des jours passés, perdus, et pour toujours. Il y a toutes ces raisons d’être que l’on traîne après soi, sans goût, sans trouver de sens à cela. Et il y a la folie d’aimer, d’aimer trop tout ce qui est là, et qui fait qu’on souffre en-dedans, à tout jamais. Jean-Michel Maulpoix dit cela à pas mesurés, à pas lents, doucement, pour apprivoiser, pour ne pas blesser, ne pas souffrir, et ne pas raviver des plaies encore vives certainement.
Il dit l’enfant perdu qu’on est, après cela, après la mort, qui tâtonne dans des bois obscurs, les voix ou les phrases enfouies, les paroles qu’on retrouve alors, et les images, et les fantômes qui sommeillent au-dedans de nous. Il dit les ombres qui grandissent, la douleur de tout quitter sans s’y être vraiment préparé, et l’impossible résignation à ce qu’un jour, là, tout s’arrête. Il dit cette « glu d’être soi » (comme il l’appelle), qui fait qu’on a peur, qu’on a mal de n’être plus protégé d’eux, nos parents, et qu’il nous faudra s’avancer, un jour, seul face à la mort. Et ce qui fera de notre être, notre corps, une chose morte, juste bonne à jeter au feu. Ou au rebut.
Mais Le Jour venu n’est, pourtant, pas la suite de L’Hirondelle rouge. S’y faufile, obstinée, l’abeille d’un espoir, le vol d’un désir autour du miel de l’existence. S’y instille un ciel nouveau, fait de couleur et de lumière, et de l’évidence d’être là, aujourd’hui, assis sur une chaise, face à un jardin, en été. Il fait doux. On regarde encore les ombres longues qui s’allongent, le soleil qui se prolonge dans l’océan rougi du ciel, la beauté des êtres et des choses qui existent autour de nous. Et l’on sent la tristesse monter de devoir un jour tout laisser, en abandonnant ses bagages. On sent que cela va si vite, la lumière, le jour qui s’éteint, et la nuit, et la nuit qui vient, et qui s’impose.
Alors, il faut bien dire adieu, et l’apprendre dans le soir qui tombe. Il faut apprendre à accepter la disparition du soleil, et du jour, dans une nuit sans lune, comme de nous-mêmes dans notre nuit. Cesser de vouloir retenir ce qui est et ce qui s’écoule. Consentir à la délivrance, comme le dit Jean-Michel Maulpoix. Et, pour cela, être fruit, arbre, pluie, lumière, ou neige, ou oiseau. Parfum de fleurs. Toutes choses qui savent être, dans l’évidence même de leur vie, dans leur offrande, et qui savent aussi disparaître au moment même où ils se fanent, quand ils sont mûrs. Savoir être ici, aujourd’hui, et plus là, demain, simplement. Et, ainsi, que la mort soit douce, comme l’est la disparition, douce et lente, et belle au regard, du soleil dans la nuit noire.
Mais Maulpoix dit encore qu’il faut ne jamais cesser de chanter ce qui fait qu’on est aujourd’hui, ici, et plus demain. Ce qui fait qu’on regarde encore le ciel, le soleil se coucher, l’ombre longue venir encore, et la mer rose du ciel rose s’éblouir avant de laisser sa place à la nuit, finalement. Et qu’ensuite, on ne le pourra plus. Qu’il faut donc, alors, saluer le jour qui vient et qui s’en va, faire corps et langue avec lui, avec l’instant et le fugace, l’eau qui coule – douce – des rivières, la trace des nuages sur le ciel, le pas des ombres. Et savoir se fondre avec tout ce printemps du jour, chaque jour. Prendre envol de la beauté, dans la beauté même des choses, pour que nos mots se chargent d’air, de couleur, d’herbe, de soleil, de lumière, et de pluie aussi.
Ainsi, peut-être, arrivera-t-on à trouver les mots qui conviennent pour border nos morts de tendresse, les envelopper de notre langue comme d’un suaire – dit encore Maulpoix. Faire qu’elle leur soit réparation, apaisement, douceur d’être de n’être plus, amour, souffle d’air, chant d’oiseau. Et qu’alors ils puissent accéder encore un peu à la lumière de ce jour que nous contemplons, et qui s’éteint. « Qu’ils ne soient pas poussière inerte », dit Maulpoix (p. 117), mais bien « qu’ils écoutent à travers la poussée de l’herbe, qu’ils voient dans l’œil (des) animaux », et « qu’ils brûlent avec le soleil », « se désaltèrent avec la pluie ».
Dès lors, nous saurons accepter, mieux accepter ce qui viendra, ce qui va venir, c’est certain. « La présence nous est donnée, et c’est une joie qui pourrait suffire », écrit Maulpoix (p. 123). Et nous pourrons peut-être aussi renouer avec les paroles qui nous furent un jour murmurées dans le ventre de notre mère, que nous n’avons jamais perdues. Et qui, à présent, aujourd’hui, résonnent sans doute un peu plus fort, maintenant que tout fait silence, qu’elle n’est plus là pour nous parler.
Et qu’on est seul.
Christian Travaux
Jean-Michel Maulpoix : Le jour venu, Mercure de France, 2020, 160 p, 15 euros.

(1) Jean-Michel Maulpoix, L’Hirondelle rouge, Mercure de France, 2017.

Extrait p 52 :

Il se fait tard et nous sommes seuls, personne ne pourra nous entendre. Vous vous aimez ? Alors pardonnez-moi de vous le répéter avec tant d’insistance : prenez soin de lui et prenez soin d’elle ! Vous aurez tout loisir, le moment venu, de rendre hommage avec vos larmes à la dalle de pierre et à la boîte en bois, au rameau d’olivier et au bouquet de roses en plastique…Mais pendant qu’il est temps, serrez les vivants dans vos bras, pressez-les contre vous : la caresse est facile tant que la chair est tiède et douce au toucher ! Quand elle sera devenue toute molle, ridée, malodorante, ou déjà froide et dure, c’est à peine si vous saurez encore tendre la main ! Votre tendresse alors sera mêlée d’effroi. Craignez, je vous en conjure, que ce cristal ne se brise où la vie montre encore sa lumière !